Les enfants du sabbat

Tant que dura la vision de la cabane, soeur Julie de la Trinité, immobile, dans sa cellule, les bras croisés sur la poitrine, dans toute l'ampleur et la rigidité de son cos­tume de dame du Précieux-Sang, examina la cabane en détail, comme si elle devait en rendre compte, au jour du Jugement dernier.

C'était la première fois que, depuis son entrée au cou­vent, elle se permettait un tel regard, non plus furtif, aussitôt réprimé, mais volontaire et réfléchi. L'intention d'user à jamais une image obsédante. Se débarrasser de la cabane de son enfance. S'en défaire, une fois pour toutes. Et surtout, ah, surtout ! être délivrée du couple sacré qui présidait à la destinée de la cabane, quelque part, dans la montagne de B..., parmi les roches, les troncs d'arbres enchevêtrés, les souches et les fardoches.

Un homme et une femme se tiennent debout, dans l'encadrement de la porte, souriant de leur grande bou­che rouge aux dents blanches. Le soleil, comme une boule de feu, va basculer derrière la montagne, illuminant le ciel, teignant de rose les mains tannées de l'homme et de 1a femme. Un petit garçon ouvre sa culotte déchirée, pisse très haut, atteint le tronc d'un pin, dont la tête se perd dans le ciel, visant en réalité le soleil qui va mourir.

La petite soeur l'admire pour cela. Assise sur un tas de bûches, elle fourrage dans sa tignasse pleine de paille, d'herbe et d'aiguilles de pin. Son cou, ses bras et ses jambes hâlés sont criblés de piqûres de maringouins. L'air est parfumé, sonore d'insectes et d'oiseaux.

Soeur Julie voit de tout près l'homme, la femme et les deux enfants, d'une façon nette et précise. La lumière qui baigne la scène devient sensible à outrance, comme les choses uniques qui vont disparaître. Craignant je ne sais quelle blessure qui pourrait lui venir de la lumière, soeur Julie entreprend, pour se calmer, de pren­dre les mesures exactes de la cabane et d'en faire un inventaire méthodique.

La cabane n'est pas très grande, composée d'allonges successives qui lui donnent un air épars de blocs de bois, à moitié mangés par la forêt, posés à des hauteurs différentes, plus ou moins d'aplomb, mal reliés ensem­ble, sur de grosses roches, en guise de pilotis. Le bloc principal (de quinze pieds sur douze) se reconnaît à sa porte, autrefois rouge, maintenant violette et rose. Les deux fenêtres carrées de chaque côté de la porte sont aussi bordées de la même couleur passée. Il faut monter deux marches de bois usées pour atteindre la porte. Les murs de planches rayonnent, gris argenté, doux au tou­cher, patinés par la pluie, le soleil et la neige, sembla­bles aux épaves qu'on trouve sur les grèves.

Une fois entré dans la pièce principale, on est tout de suite saisi par l'odeur puissante qui règne là. Le porc salé cuit dans la poêle avec un grésillement régulier. Des fumées de tabac flottent au-dessus de la table. On peut aussi discerner la senteur fauve du père et de la mère, celle plus acide des deux enfants, jamais peignés, pleins de poux et tout crottés. Une cuvette de granit bleu écaillé est posée sur le plancher de bois brut, juste au-dessous d'une pompe noire, à moitié rouillée. Dans un coin quelques pommes de terre s'échappent d'un sac de jute.

Des patates, des patates, encore des patates ! Une voix de femme intervient à son tour, se mêle à l'odeur.

Une voix de femme rauque et grasse.

Des patates, des patates, encore des patates et pis à moitié pourrites, par-dessus le marché !

Et voici qu'on n'entend plus frire le porc salé dans la poêle. Plus aucune fumée grasse ne s'échappe, quoique l'odeur du porc frit et celle, encore plus lourde, du lard bouilli imprègnent à jamais les murs de sapin et les poutres mal écorcées du plafond.

Pendu à un clou, sur le mur, s'étale un étrange cha­peau de femme, en paille bleue, avec un oiseau et une fleur emmêlant leurs fils de laiton rouges et dorés.

— Je vas mettre mon beau chapeau sur ma tête, pis je vas descendre en ville chez Georgiana. Je suis tannée de manger des patates pourrites, moé... Si tu veux pas travailler, Adélard, c'est moé qui...

Tandis que la menace du départ de la mère plane dans la cuisine et que le père s'enferme dans son silence, on peut s'échapper par la porte du fond. Cette porte, mal rabotée, possède une poignée de porcelaine blanche, éblouissante.

Une fois la porte ouverte, il n'y a qu'à suivre la pas­serelle de planches à ciel ouvert qui conduit aux cham­bres d'été. Cette passerelle, mal assise sur des pierres d'inégale hauteur, est cahoteuse et donne l'impression de bouger sous vos pieds. On peut voir la terre battue entre les planches disjointes. Parfois une longue couleu­vre verte se déroule brusquement sous vos pieds et se perd, avec un bruit de toile froissée, parmi les fougères rousses et la rhubarbe sauvage qui bordent la passe­relle.

Les deux chambres sont petites et sans fenêtre, de vraies cases de bois bien fermées. Sur le mur, de longues bandes d'écorce que les enfants s'amusent à arracher avec leurs canifs.

Dans la chambre des parents, le lit, à l'armature de fer tarabiscotée, prend toute la place. Le matelas fait des bosses abruptes, comme des rochers, sous l'épaisseur de la courtepointe rouge et violette.

Les enfants dorment sur des paillasses posées sur le plancher, heureux de retrouver chaque soir leur propre odeur mêlée à cette vieille paille piquante et crasseuse.

Ils se pelotonnent dedans comme dans le ventre d'une bête familière et rude. Ils y enfouissent parfois même leur tête, au risque d'étouffer.

Pour sortir de la chambre des enfants, il faut traverser la chambre des parents. Lorsque les noces du père et de la mère se prolongent tout le jour, les enfants se trou­vent bloqués dans leur chambre, jusqu'au lendemain.

Soeur Julie éprouve l'angoisse des enfants. Elle se prend à dire, avec la petite fille, ne faisant soudain plus qu'une seule et même personne avec la petite fille :

— Ça va-t-y finir ! Mon Dou ! Ça va-t-y finir !

Mais soeur Julie ne peut s'empêcher d'entendre tout le remue-ménage de caresses et de coups qui se passe de l'autre côté de la cloison.

Lorsqu'il lui faut traverser la chambre des parents, il n'y a plus personne. La pièce est vide. Elle en éprouve à la fois un grand soulagement et une grande tristesse. Le lit trône, énorme, avec sa courtepointe à moitié crevée.

Une porte découpée à même la cloison est ouverte et donne sur le hangar.

Dans ce hangar, il y a déjà eu des lapins, entassés dans des cages, et des poules qui picoraient librement sur la paille. Mais il n'y a plus rien de vivant ici, que du vieux foin et de la paille souillée. Dans un coin, un bac de terre plein d'herbes fanées, plantées en rangs serrés. Il suffisait autrefois de pousser la paille avec le pied pour découvrir l'anneau de fer et la trappe qui s'ouvrait dans le plancher.

La même lumière qui illuminait tout à l'heure la cabane, sous les arbres (la lumière venant de la tête de soeur Julie, comme un phare), éclaire maintenant l'échelle de bois et la cave aux murs de pierre tachés par une mousse verte et limoneuse, comme celle qu'on voit sur les rochers, au milieu des torrents.

Sous un éclairage aussi cru on ne peut que constater le bon fonctionnement de l'alambic, en parfait état de marche, avec sa cheminée fumante, son serpentin et sa chaudière bien remplie de bûches. Un liquide étrange et joyeux bouillonne doucement. Par terre, des bûches en désordre.

Les bouilleurs de cru ne doivent pas être loin.

Sur une longue planche disposée sur des tréteaux, sont alignés des bouteilles, des cruches de verre et un enton­noir de fer-blanc.

La lumière baisse peu à peu. Soeur Julie a à peine le temps d'examiner une des cruches vides. Une cruche de verre comme celles dans lesquelles on achète le vinai­gre. On peut encore voir l'étiquette verte : Une des cin­quante-sept variétés Heinz.

La lumière disparaît tout à fait. On est plongé dans l'obscurité. L'alambic siffle et crépite à qui mieux mieux.  Un pas lourd et précautionneux s'approche de la cabane. Quelqu'un gratte avec ses ongles dans le pan­neau de la porte. Une voix d'homme, à la fois impérieuse et suppliante, grommelle le mot de passe :

La Goglue, y es-tu ?

Une femme bouge dans l'ombre de la cave. Impos­sible d'apercevoir son visage. Elle verse un liquide dans une des cruches de verre à l'étiquette verte, trompeuse. Son mari est auprès d'elle qui surveille l'opération. Il rit. Tandis que l'homme au-dehors, contre la porte d'en­trée, s'impatiente, réclame son gallon de bagosse. Il hurle maintenant :

La Goglue, y es-tu ?

Soeur Julie revient brusquement à elle, dans la nudité de sa cellule. Non pas comme si elle avait dormi et rêvé, mais comme si quelque chose de réel et d'extrêmement précis venait soudain de s'effacer devant elle. Elle en éprouve une impression d'abandon très grande. Dans une cabane, perdue dans la montagne, on a faim d'elle, plus que Dieu n'eut jamais faim de son âme. Et sœur

Julie aussi est affamée de cela qui est caché dans la montagne. Plus que de toute sa vie au couvent. Plus que de Dieu même.

Elle ressent une douleur aiguë à la tête et à la nuque.