Les filles bleues de l'été

Je m’appelle Clara et je veux qu’on entende dans mon prénom les éclats de cet été, tombés sur le sol gelé. Que mon nom sonne comme un brise-glace dans la stérilité de l’hiver qui s’en vient.

Je ne peux pas pardonner aux jours d’avoir retrouvé leur captivité. Nous avions réussi à fuir la séquence, mais on nous a prises par la nuque pour nous déposer dans le courant. La vie est redevenue une rivière triste qui charrie nos morceaux de banquise. Le temps n’a plus le droit de s’arrêter pour qu’on le regarde dans les yeux. Le soir vient maintenant au milieu de l’après-midi, symptôme de l’hiver qui tranche le monde. Les gens sor­tent, rentrent. Du fond de mon lit, je le sens, ce mouve­ment qui emporte mes amis, les hommes, mes parents. D’un même geste, nous restons vivants, réguliers.

Il ne faut jamais s’inquiéter.

Je passe des journées la tête dans les cauchemars. Quand vient la nuit, je prends racine dans des sols qui ne me ressemblent pas. Les grandes cages, les rendez-vous, dire oui et dire non, la bouche en forme de gouffre. Et dire merci, plus que nécessaire, dire merci à mes geôliers. Dans les rêves, je ne peux plus bouger, mal­gré le haut de mon corps qui veut aller par le vent. Je me réveille lorsque le soleil est déjà couché. Une petite honte me monte à la gorge: on nous a inculqué que chaque jour sert à construire le prochain, et moi je perds mon temps.

L’automne s’est installé pour de bon.

Il faut ramener les souvenirs de l’été. Ceux de l’homme qui a enterré mon souffle dans l’humus. Quand je ferme les yeux, je peux voir nos mots d’amour, épines au sol, trempées d’une eau verte. J’entends encore le bruit de la course du lièvre sur les feuilles tombées par terre. Nos feuilles. Dans ma tête, je suis encore les chemins de cailloux, je le cherche derrière les troncs où grimpent nos bras de lichen; nos bras vers le ciel. Je suis les bêtes qui courent et les oiseaux gris sur les branches de mousse grise. Dans ma tête, je peux recomposer les matins de brouillard passés dans notre forêt. Je traverse la clairière où il a écrasé les foins. Je respire nos odeurs sur les pierres, les limaces sous les grandes pierres. Je le cherche dans notre forêt.

Ce qu’il y aura au bout de mes souvenirs sera mort. Je le sais. Du bois pourri dans la mer. Celui que j’aimais mettra le feu dans ce que nous avions. Et ce sera beau, dans la nuit, notre feu. Quand j’arriverai au bout de mes souvenirs, il reprendra sa laine sur mon dos, et nous briserons les brindilles avec nos bottes, jusqu’au chalet. Il partira avec ses histoires, et les grandes chaleurs dans ses sourires iront dormir ailleurs.

Je m’appelle Clara, je suis épuisée de chagrin.

Je suis lourde de haine.

Je m’appelle Chloé et j’aimerais que mon nom, pro­noncé à voix haute, rouvre les cicatrices. Qu’il rappelle l’haleine de la saison perdue.

Le soir est tombé sur moi comme un bloc. Je me suis laissé prendre de force. La campagne a agi comme une pause sur mes peurs, un souffle de plus pour alimenter les fournaises de nos corps. La plus belle saison de notre vie, au fond de la forêt la plus chaude que j’aie connue. Mais ce n’était qu’un répit. Aujourd’hui, les gens se sont mis en mouvement. Ils mènent l’existence que l’on vou­lait qu’ils mènent. De mon lit, j’ai senti ce temps morne porter mes amis, les femmes, mes parents.

Cet été, j’avais découvert ce qu’était vivre: avec mes membres de filaments fragiles, ma peau de muqueuses minces, mes organes au tissu délicat. J’avais pu sentir mon corps pour la première fois, à travers ces fenêtres toujours ouvertes qu’étaient mes sens.

Les gens ont vécu et le monde n’a pas changé (il ne changera pas), mais nous, nous avons pris une décision. Clara et moi, nous retournerons dans l’été.

Le ciel orange de la ville m’a lancé son froid sur la tête, première neige. La guerre a été déclarée ce matin. Pourtant, ça demeure gravé sur mes yeux: le lac vert, les heures de paresse à pointer de grands rapaces dans le ciel, la route bordée de sapins. Le chalet. Le chant des criquets, le rat musqué qui nous a fait sortir de l’eau en courant, les feuilles et les fleurs qui flottaient à la sur­face, et la pluie. C’est né et mort en deux mois à peine. Nous revenons de si loin.

Il faut m’accrocher à ces souvenirs d’eau claire. L’été comme une étreinte, une paix nouvelle. J’étais retournée à la terre pour remporter ce combat que je menais contre moi-même. Sur cette terre d’enfance, il n’y avait pas de blessures. La folie s’y est étendue pour me laisser l’éventrer avec mes ongles pleins de terre noire. J’étais bien. Dans la nature, j’ai pris le dessus, le chemin de la gué­rison, et maintenant je m’égare sur celui du quotidien.

Nous avons pris une décision.

Clara et moi retournerons dans la forêt, la plus chaude que nous n’ayons jamais connue.