Les filles en série

Devant l’édition originale des Filles en série, écrite dans la foulée des mobilisations de 2012 à travers le monde, mon regard se tourne vers un angle mort. Une zone tracée, pointée dans l’édition originale, mais d’une certaine façon laissée vide. Une étape posée, inscrite, nommée… mais pas assez. Cet angle mort est, aujourd’hui, le coup d’envoi de cette réédition.
Juin 2018. Au moment où j’écris ces pages, la deuxième saison de La servante écarlate s’achève sur nos écrans, en même temps que la deuxième année du mandat de Donald Trump. Au moment où j’écris, le droit d’avorter vient d’être accordé aux Irlandaises, le mouvement #MoiAussi a eu pour effet une vague incomparable de dénonciations pour agression sexuelle, la parité politique et la diversité culturelle sont au centre de la conversation. Au moment où j’écris, des enfants sont séparés de leurs parents réfugiés à la frontière sud des États-Unis et enfermés dans des camps. Au moment où j’écris, je continue à croire en la nécessité des féminismes, mais je suis abîmée et meurtrie devant le racisme et la xénophobie.
La remontée des féminismes sur la place publique au cours des dernières années s’est doublée d’une incitation à la prise de conscience générale concernant les inégalités et leurs croisements. L’intersectionnalité est au cœur des préoccupations, et sert de point d’ancrage pour une action féministe qui veut inclure au lieu d’exclure, une pensée féministe qui accepte de s’interroger. Celle qu’on appelle, avec justesse, la «féministe blanche» est invitée, encore une fois, à se regarder en face. Et devant le miroir qui lui renvoie son image, mon image, elle est invitée à se rendre compte que non, elle n’est pas la plus belle.
Cinq années ont passé depuis la première édition de ce livre, des années au cours desquelles je me suis remise en question. Relisant le livre, il me semble clair que la figure des filles en série prend en compte la dimension de la peau, que celle-ci s’inscrit dans la machine mortifère de la suprématie blanche. Cette question, toutefois, n’est pas explicitée. Elle n’est pas suffisamment portée par le texte. C’est là le point de départ de cette réédition. Si, de fait, il est impossible de changer un livre une fois qu’il a été publié, le processus de réédition permet d’y revenir, de poser un nouveau regard. Préserver l’original et l’augmenter afin d’en clarifier la lecture. Cette nouvelle introduction, ainsi que l’insertion, au fil des pages, de nouveaux passages et de trois chapitres inédits (sur le monde du ballet, l’amitié entre femmes et Beyoncé), ont pour objectif de participer à la mise en lumière de cette dimension essentielle des filles en série: leur blancheur. La leur et la mienne.
Comment elles sont un rouage dans la machine à devenir blanche.
Et comment il est urgent de faire dérailler cette machine pour en découdre avec le féminisme blanc.