Les ombres filantes

APRÈS-MIDI

Quelque chose vient de me tirer de mon sommeil. Je refuse d’ouvrir les yeux. Pas encore, pas tout de suite. J’ignore combien de temps j’ai pu dormir adossé à cette vieille souche. Une heure, peut-être deux. À part une corneille qui graille au loin et les feuilles des peupliers qui bruissent dans la brise, la forêt est silencieuse.
J’écarte les paupières et suis ébloui par les fougères nombreuses, fuselées, luminescentes. Dans cette étendue sans fin, des arbres immenses se lancent à l’assaut du ciel. L’écorce craquelée de leurs troncs est couverte de lichens. Le labyrinthe de leurs branches découpe la végétation en mosaïque.
Une odeur de fauve flotte dans l’air. Je redresse la tête lentement et tressaute. Devant moi, tout près, juste là, un loup me guette. Ses yeux jaunes, sa stature et son pelage ombrageux appartiennent à un autre monde. Je veux me lever et déguerpir, mais les vertèbres de mon dos sont soudées les unes aux autres. Je n’ai jamais vu de bête aussi immobile et aussi puissante à la fois.
Quand je parviens à me relever, le loup recule de quelques pas, me jauge puis se repositionne au même endroit. Ma vieille blessure au genou m’élance. Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule. Entre le brun et le roux des branchages, je repère deux autres silhouettes qui se faufilent sans bruit. Mon sang s’épaissit. Je suis encerclé. Soit ils s’apprêtent à fondre sur moi, soit ils hésitent à la vue de mon corps maigre et sec. Je lance un cri pour les effrayer. Ma voix casse. Le loup qui me fait face, sursaute, attend puis lève le museau pour humer l’air. Sans le quitter du regard, je me penche et mets la main sur mon sac, mes bâtons, mes vieilles bottes.