Les suicidés d’Eau-Claire

PROLOGUE

   Le 22 décembre 1992, Alain Walter, cousin éloigné de Camille Corbin et notaire à Metz, donne l’alerte. Il vient de recevoir un courrier recommandé : trois courtes lettres, un testament et une clef.

   La première lettre, écrite à la main, annonce tout simplement, sans précision, que la famille Corbin, Jean-Renaud, Camille et leur fille Sybille, a l’intention de se suicider.

   La deuxième lettre, tapée à la machine, dit ceci :

   Notre seul salut est dans la mort. Nous sommes ensemble : une famille unie dans la douleur. Nous n’aurions jamais dû rentrer en France. Ce pays, pour lequel nous n’avions de toute façon aucune affection, nous a trahis. Pour nous, la France est un pays étranger. On ne nous a donné aucune chance. Pourtant, nous ne demandions pas grand-chose. Maintenant, nous voulons partir.

En bas de page, la signature de Jean-Renaud Corbin : une suite de folles arabesques, avec le nom de famille souligné trois fois.

   La troisième lettre, rédigée par Sybille sur du papier bleu pastel, est difficilement lisible. L’écriture est, néanmoins, celle d’une adolescente qui s’applique, régulière, cursive, scolaire, mais les caractères sont trop rapprochés, et un lavis de larmes ainsi que plusieurs taches d’encre obscurcissent les mots.

   Prenez soin de mes perruches calopsittes. Elles ont besoin de beaucoup d’attention. Il faut leur parler et les XXXX (mot illisible). XXXX pas XXXX solitude. Elles sont XXXX. J’ai laissé des consignes détaillées dans une enveloppe attachée à leur cage. Prenez soin de Tibor. Il est au sous-sol. Trouvez-lui une bonne maison, une XXXX. C’est un chat affectueux. Il aime XXXX caresser.

   Le testament indique que la famille Corbin lègue tous ses biens aux Algonquiens du Canada, ce qui laisse le notaire perplexe, et la clef, accompagnée d’un porte-étiquette avec l’adresse 21, rue Mirabeau, Eau-Claire, est celle de la maison familiale.

   Alain Walter s’étonne qu’on ait pensé à lui. Le notaire n’a plus de contact avec sa cousine depuis des années, il n’a pas revu le couple Corbin depuis qu’ils ont quitté la France dans les années soixante-dix et, même s’il a entendu dire qu’ils étaient rentrés en 1989, il ignorait tout d’eux.

   Les gendarmes sont prévenus tout de suite et se rendent immédiatement chez les Corbin. La maison est froide. Une odeur de renfermé, d’antimite, de graisse à fusil. Dans le salon, les calopsittes de Sybille s’affolent dans leur cage et on entend Tibor miauler au sous-sol.

   Dans la chambre, au dernier étage de l’austère demeure familiale, les gendarmes trouvent sur le lit conjugal les trois corps côte à côte, dont celui de Sybille, complètement nu. Il y a du sang et des morceaux de cervelle sur les murs et une odeur confuse de fer, d’urine et d’excréments. Camille et Jean-Renaud Corbin ont les mains crispées et leurs visages sont méconnaissables. Le visage de Sybille, ou du moins ce qu’il en reste, est serein ; on dirait même que la jeune fille sourit.