Les verrats

J’avais mal. Je venais de me péter les jointures contre la gueule de Trudeau. Je me suis redressé ; lui, le pauvre, est resté accroupi, essayant de pro­téger son visage avec ses mains. Mes poings étaient couverts de sang, même la manche de mon man­teau avait été éclaboussée, ça me faisait chier, ça tache en maudit, le sang, surtout celui des autres.

Puis Marco, la face fendue d’un large sourire sadique, s’est avancé vers notre victime. Il s’est élancé pour lui sacrer un solide coup de pied dans la mâchoire. Le malheureux est tombé sur le dos dans une flaque de slotche.

— Quin, mon hostie d’cinq-un-quatre !

Trudeau s’est étouffé en avalant une gorgée de sang de travers, puis il s’est retourné péniblement à quatre pattes pour en cracher trois cuillerées à soupe.

J’ai pris la relève. Je l’ai écrasé au sol en appuyant mon genou sur son dos, je l’ai agrippé par les che­veux et j’ai commencé à cogner à répétition son visage contre le ciment du trottoir. Il ne se débattait même pas, il se laissait faire comme un animal qui fait le mort. Peut-être se disait-il que s’il continuait à agir de la sorte, le malin plaisir que nous prenions à le malmener s’essoufflerait. C’était bien mal nous connaître : nous étions la terreur de la polyvalente, Marco et moi ; même les secondaire cinq nous crai­gnaient et tremblaient sur notre passage, et nous n’étions qu’en secondaire trois.

Marco s’est allumé une cigarette, a bombé le torse en inhalant la première bouffée et a expulsé la boucane par ses narines, comme un taureau en furie dans un dessin animé. Il a mis une main sur mon épaule. Il n’a pas eu besoin de me dire quoi que ce soit, nous n’en étions pas à nos premiers méfaits : c’était son tour. La cigarette nous servait de témoin pour le relais.

Peggy Valiquette et sa bande de bourgeons sont alors arrivées. Leur autobus avait du retard, elles avaient besoin de passer le temps, envie de diver­tissement, d’émotions fortes, et nous étions là, spectaculaires. Elles nous ont entourés, curieuses et fébriles, ravies d’être au premier rang pour assis­ter à la mise en pièces de ce p’tit crisse de fendant.

— S’il vous plaît... les gars... arrêtez... s’il vous plaît, nous a-t-il suppliés entre deux coups.

Les filles – créatures infernales qui, par leurs ricanements encourageants, nous poussaient dans les derniers retranchements de notre humanité – ont gloussé.

— Vous allez l’tuer ! s’est exclamée Peggy Valiquette.

Ce n’était pas un reproche ni une mise en garde, mais simplement une affirmation motivée par une fascination excitante – sa vulve aurait été branchée sur des haut-parleurs, nous l’aurions entendue dégoutter au fond de sa culotte.

Nous étions les enfants de la banlieue, Montréal était un monstre que nous devions abattre tête par tête comme l’hydre mythique... Et ça commençait par Trudeau.

Jonathan Trudeau, frais débarqué à la polyvalente début janvier, juste après les vacances de Noël, était un Montréalais pure race et, pour cette raison, il n’avait évidemment pas fait l’unanimité parmi nous, les locaux. Pourquoi ne fréquentait-il donc pas le fuckin’ privé comme notre ami Samuel ? Splendide mystère ! Il s’était lié d’amitié avec un échantillon de filles de bonne famille, mais avec la plupart des autres élèves, c’était une autre histoire. Sa manière de parler – une sorte d’accent faussement français où la prononciation de chaque syllabe avait l’air d’un statement – avait bien réussi à séduire quelques greluches, mais nous, nous ne pouvions pas le sentir.

Le kid était pas clair. À cause de son attitude, comme irréelle. Et à cause de son odeur, sucrée ; de la vanille, artificielle comme dans la guimauve. Un gars, ça sent pas la guimauve. Fallait se méfier de Trudeau. Il s’agissait probablement d’un alien qui avait pris une forme humaine afin de s’immiscer dans notre société pour éventuellement la contrô­ler. Trudeau se nourrissait de serpents vivants, disséquait les premières de classe, communiquait avec les siens via un système complexe de branche­ments d’organes vitaux à internet. Trudeau n’avait pas de paupières, qu’une fine membrane diaphane mouillant ses yeux à intervalles réguliers. Il n’avait pas besoin de sommeil, les rayons du soleil lui suf­fisaient à se recharger. Sa peau, à une certaine distance, avait exactement l’apparence de celle des humains, comme moi, comme toi, mais lorsqu’on s’en approchait, on en remarquait l’étrange texture, et quand on l’effleurait, on sentait de fines écailles. Aussi, Trudeau avait la capacité de se déplacer sur toutes surfaces, les murs, le plafond, comme un insecte.

Trudeau n’était pas comme nous.

Ainsi, une rumeur s’était répandue : Trudeau était homosexuel. Forcément, il devait l’être.

C’est ce que nous croyions... Jusqu’à ce midi.