Madame Hayat

La vie des gens changeait en une nuit. La société se trouvait dans un tel état de décomposition qu’aucune existence ne pouvait plus se rattacher à son passé comme on tient à des racines. Chaque être vivait sous la menace de sombrer dans l’oubli, abattu d’un seul coup comme ces pantins qu’on prend pour cible dans les fêtes foraines.
Ma propre vie avait changé du jour au lendemain. Ou à vrai dire, celle de mon père. À l’issue de divers événements que je n’ai jamais compris, un grand pays ayant décrété “l’arrêt de l’importation de tomates”, mille hectares de terrain agricole se transformèrent en une immense décharge rouge. Une phrase donc avait suffi à ruiner mon père, cet homme qui, avec une témérité typique de ceux que leur travail au fond dégoûte, avait investi toute sa fortune dans un seul produit. Au matin d’une nuit agitée, il était mort d’une hémorragie cérébrale.
La violence du choc était telle que nous n’eûmes même pas le temps de porter le deuil. Nous vivions un bouleversement, en spectateurs appliqués et participants attentifs, mais sans réellement réussir à comprendre ce que la mort de notre père impliquait. Une vie que nous croyions ne jamais devoir changer venait de s’effondrer d’un coup, avec une facilité proprement terrifiante. Nous tombions dans un gouffre inconnu, mais la profondeur de ce gouffre, où et quand aurait lieu l’atterrissage, je l’ignorais. Je devais le découvrir plus tard.
De fortune, il nous restait la somme importante que ma mère avait à la banque, produit des quatre mille mètres carrés de serres florales que mon père lui avait offertes pour son “amusement”. Ma mère me dit : “Je continuerai à payer tes études, mais tu dois oublier le luxe de la vie d’avant”. À vrai dire, étudier la littérature dans une université lumineuse, au milieu de grands jardins, c’était déjà un luxe ; ma mère, pourtant, refusa catégoriquement d’entendre parler d’abandon.