Maternités lesbiennes

Introduction

« Mère » et « lesbienne ». Ces deux termes m’interpellaient, probablement à cause de leur caractère antinomique, de leur troublante tension créatrice, compagne toute désignée de ma recherche. En fait, au départ, ce paradoxe intellectuel ne m’attirait pas vraiment. J’étais plutôt intriguée par le vécu : un vécu maternel et lesbien dans un monde hétérosexuel. Comment l’approcher et le saisir ? Il aurait fallu qu’une telle identité hybride soit visible et entendue pour la connaître et la reconnaître. Comme s’il n’y avait pas d’oppression. Mais ce n’était pas tout à fait ça non plus. Au départ, une telle détermination à vivre me fascinait. J’ai voulu rejoindre quelques mères lesbiennes, afin d’examiner leurs convictions à l’aune des préjugés qui les enferment. Entendre comment elles se décrivent, communiquent leur unicité, parlent de leurs enfants, de leurs amours.

Les mères lesbiennes se protègent dans leurs maisons. On ne parle pas vraiment de leurs familles à l’école même si leurs enfants la fréquentent. Les médias n’abordent qu’occasionnellement les « familles lesbiennes », soit les familles ayant à leur tête des lesbiennes. La télévision nous en présente parfois. Alors plus besoin d’en parler ! Mais on ne voudrait quand même pas que nos enfants deviennent homosexuels-les. Ce serait une trop grande épreuve. Et on ne voudrait pas avoir trop de voisins et de voisines « comme ça ». « Comme ça ?» Bon, qu’est-ce qu’ils veulent encore ? Le mariage ? Pour divorcer ! L’adoption ? Mais quelles mères et quelles lesbiennes peuvent bien décider d’avoir des enfants sans père, avec des les- biennes ? Pour avoir des enfants, il faut un père, non ? Et puis, c’est quoi ces histoires d’insémination artificielle ? Elles ne sont peut-être pas de vraies lesbiennes après tout. Mais elles ne sont peut-être pas de mauvaises mères non plus. Toutes les mères aiment leurs enfants, non ? Bien, elles sont censées les aimer. Ah, dans le fond, ça devrait être interdit ! On ne sait plus où on s’en va ! Des familles lesbiennes... ce ne sont pas des familles, ça ! Quelle sorte d’enfants ça va faire ? Avant, on n’aurait jamais entendu parler d’une chose pareille : des mères lesbiennes ! Mais les familles ont changé... les mentalités aussi. Ce n’est plus comme c’était. Maintenant, on en parle un peu plus : comment ? pourquoi ?

Voilà un amalgame de réflexions populaires, d’ignorance teintée de tolérance et d’intolérance, de positions ambivalentes face aux droits et devoirs des lesbiennes, des mères qui sortent de l’ordinaire. Cela m’a incitée à fouiller afin de mieux comprendre ce qu’on sait de la vie des familles prises en charge par des lesbiennes. Or, il existe très peu de documentation sur ces familles au Québec, et les textes sur ce sujet proviennent surtout des États-Unis. J’ai aussi puisé dans les écrits qui émanent de la mouvance communautaire féministe, lesbienne et gaie, écrits qui précèdent souvent ceux des scientifiques. Il y a des périodes où on entend beaucoup parler des gais et des les- biennes, particulièrement lorsqu’ils portent leurs revendications sur la place publique. La piste des mouvements sociaux qui mettent en scène des réalités sexuelles généralement invisibles m’a donc semblé intéressante pour comprendre l’évolution du discours sur les mères lesbiennes. Aussi, la famille est davantage associée à un champ de bataille féministe que gai. Le lesbianisme, quant à lui, est apparenté au mouvement gai bien que les lesbiennes aient été de toutes les luttes des femmes.

En recherchant de l’information sur les lesbiennes qui sont mères (et vice versa), je me suis rendu compte que leur identité hybride révélait quelques zones grises et conflictuelles. En quoi la façon dont elles élèvent les enfants rejoint-elle celle des mères hétérosexuelles ? S’il n’existe pas de différence, pourquoi continuer à occulter leur réalité ? Doit-on alors encore parler d’une identité lesbienne ? Comment celle-ci s’exprime-t-elle ? A-t-elle un lieu d’appartenance ? Il me fallait laisser la place aux mots, aux significations, aux représentations de celles qui doivent affronter quotidiennement les discriminations et les paradoxes. Une méthodologie construite à partir du terrain était tout indiquée. Cependant, le risque avec une telle approche est de ratisser trop large, de s’y perdre et d’oublier la recherche. Mais c’est un risque que j’ai voulu prendre parce que d’autres peurs me préoccupaient, comme celle de dire ce qu’est une mère alors que le lesbianisme remet en question ses amours, de dire ce qu’est une lesbienne alors que la maternité remet en question sa marginalité. Le travail commençait par la révision de mes préjugés et par la remise en question de ma propre homophobie.

Dans le cadre de ce projet, plus de 36 lesbiennes ont été inter- viewées, de manière individuelle ou lors de forums de discussion. Leur plus grande difficulté demeure de rendre visible leur lesbianisme. Leur vécu est façonné par des pratiques de maternage et de visibilité qui composent avec la discrimination hétérosexiste et l’homophobie.

Les chercheures sont d’avis que l’occultation constitue la princi- pale forme de répression du lesbianisme. À tel point que le lesbianisme est généralement absent des référents symboliques des gens. Aussi, les mères lesbiennes sont automatiquement considérées comme hétérosexuelles et, souvent, monoparentales. D’emblée, cette situation renvoie à la question de « sortir du placard », soit de dévoiler son lesbianisme. Les mères lesbiennes soulèvent une multitude de problèmes psychologiques, sociaux et économiques associés à l’absence d’un père dans la maisonnée. Or ces problèmes se construisent autour de l’absence du père, et non sur l’implication des personnes auprès des enfants, ou sur la pauvreté qui frappe les femmes en situation de monoparentalité (Dandurand 1995, Spensky 1993).

Plusieurs raisons expliquent l’occultation des lesbiennes dont une conséquence est la méconnaissance de ce groupe social. Parmi les explications les plus souvent évoquées apparaît l’hétérosexisme ou la discrimination systémique envers les lesbiennes, les hommes gais et souvent les bisexuelles, bisexuels (Guberman et al. 1993). Le dénigrement, la moquerie, l’isolement, le jugement, le silence, l’indifférence ou le rejet sont des actions quotidiennes posées à l’endroit des lesbiennes, car l’hétérosexualité, comme idéologie naturalisée, place les relations conjugales entre l’homme et la femme au-dessus de toutes les autres relations de couple. L’hétérosexisme implique la croyance en la supériorité de l’hétérosexualité. Epstein, lesbienne mère, résume l’hétérosexisme en ces termes : « la présomption selon laquelle tout le monde est et devrait être hétérosexuel et que l’hété- rosexualité est la seule forme normale d’expression sexuelle pour des êtres humains mûrs et responsables » (1995 : 3, ma traduction).

Dans la nature des choses et avec la bénédiction des dieux, l’homme et la femme sont faits pour s’accoupler et pour se reproduire. La transgression trouble. Des sentiments homophobes peuvent découler de ce malaise, de la peur que l’organisation sociale du sexe et de sa morale s’écroule. Aussi, un homme qui répondrait qu’il n’a pas de conjointe parce qu’il aime les hommes risque de se faire agresser. Les demandes répétées à une lesbienne sur les raisons de son célibat, tandis qu’elle pourrait être mariée (à un homme) et avoir des enfants illustrent les attentes hétérosexistes prônées par le conformisme social, selon une conception biopsychologique de la réalisation personnelle. La contrainte à l’hétérosexualité a été explo- rée par de nombreux chercheurs-es (Rich 1981, Altman 1976). À l’instar de ces derniers, il me semble que les discriminations envers les homosexuels-les peuvent être difficilement appréhendées hors de cette notion d’hétérosexisme, d’une hiérarchisation des sexualités et des corps (Rubin 1984), de cet enchevêtrement entre sexisme- hétérosexisme et homophobie. Certains auteurs incluent même l’analyse du racisme (Guillaumin 1992, Noël 1991).

On s’accorde généralement pour attribuer à Weinberg (1972) les premières définitions de l’homophobie (Welzer-Lang et al. 1994). Selon le chercheur, il s’agit de la peur de l’homosexualité ainsi que de la peur des contacts avec les homosexuels. Ces dernières années, les recherches se sont tournées vers l’homophobie intériorisée, de même que sur des mesures pour cerner les comportements négatifs envers les homosexuels-les. Ces outils pourraient aider à prévenir les crimes haineux (Roderick et al. 1998). Sans surprise, depuis quelques années déjà, les organisations militantes pour les droits des homosexuels-les contestent le monopole du modèle hétérosexuel sur l’amour.

De sorte que j’aborde aussi dans ce livre une facette taboue de la réalité maternelle en refusant d’emblée l’opposition entre le lesbianisme et la maternité, et en postulant que la maternité peut aussi s’épanouir au sein du lesbianisme et pas seulement au sein de l’hétérosexualité. Ces orientations sexuelles ne sont pas mutuellement exclusives, bien qu’elles soient construites ainsi socialement. Le lesbianisme sert de reflet négatif à l’hétérosexualité féminine lorsqu’on prétend que, si une femme actualise son lesbianisme, elle renonce à la maternité. En refusant d’opposer lesbianisme et maternité, je touche une prémisse de l’homophobie, selon laquelle les hommes gais et les lesbiennes s’attaquent à l’institution familiale (Calhoun 1997). Ce préjugé nourrit une conception hétérosexiste de la famille. Les mères qui vivent autrement sont souvent mal jugées parce qu’elles n’offrent pas à leurs enfants une famille normale, naturelle.

Depuis l’avènement des méthodes de contraception modernes, il y a eu dissociation entre la procréation et la conjugalité, la nais- sance des enfants ne constituant plus le but principal de la sexualité. De plus, les rôles des pères et des mères se sont transformés. Le discours féministe a été un des principaux moteurs de ces changements qui ont produit une diversification des représentations féminines et ébranlé le rapport sexe-genre de la tradition naturaliste, selon laquelle la maternité se retrouve au cœur de l’identité-femme. Même s’il existe différentes façons pour une femme de devenir mère, il reste que, parce que la famille est associée à l’hétérosexualité, une mère seule sous-entend l’absence d’un père auprès des enfants ou reflète un état temporaire, en attendant une conjugalité rassurante (hétérosexuelle, bien entendu). Aussi, jusqu’à récemment, les mères québécoises ne pouvaient inscrire leurs enfants dans leur lignée, le système de la filiation étant patrilinéaire. Cette pratique domine encore dans le monde, les mères étant légalement exclues du système de transmis- sion du nom.

Le livre est divisé en cinq chapitres. Le premier expose la problématique et présente quelques recherches sur les mères lesbiennes. Les premières études ont comparé la capacité parentale des mères lesbiennes à celle des hétérosexuelles à la tête de familles monoparentales. Par la suite, un corpus de recherches et de guides éducatifs inspirés de la psychologie s’est développé. L’attention s’est alors portée sur les effets du lesbianisme de la mère sur le développement psychosexuel des enfants et sur les effets du dévoilement de son orientation sexuelle dans la famille ou dans l’entourage. Plus récemment, de nombreux recueils de témoignages ont illustré la diversité des expériences maternelles et familiales des lesbiennes.