Me déshabiller n'a jamais été une tâche facile

Me déshabiller n’a jamais été une tâche facile. Aussi loin que je puisse m’en souvenir, je n’y excelle pas. Chaque soir après la journée d’occupations et d’activités sociales diverses, heures propices aux artifices, la cérémonie recommence, que je dois supporter. Après bien des hésitations, je pénètre dans ma chambre à coucher. Le décor est pourtant paisible, familier: une commode d’acajou à trois gros tiroirs, les deux chaises de style Empire recouvertes de reps orange, le secrétaire en bois de rose où je garde rangée la collection de la Pléiade que je n’ouvre jamais, car les caractères typographiques, trop petits, ruinent mes yeux fatigués, les grands rideaux de velours vert dont les plis réconfortants tombent jusqu’à terre, me séparant ainsi du monde durant les heures bénies du sommeil. Mais dans cet environnement familier (je n’ai pas changé de meubles depuis de nombreuses années), je me sens toujours mal à l’aise, tendu, dès que le soir tombe. Il me semble que la tristesse du monde m’envahit peu à peu de ses résonnances délétères.

Il me faut enlever, une à une, les épaisseurs de tissus qui donnent un air de convivialité à ma personne. Devrais-je dire une « apparence » ? Il faut que je me retrouve face à moi-même dans le costume d’Adam. C’està-dire, chaque soir de ma vie, remonter une fois encore dans la nuit des temps, vers la nudité universelle, comme un archéologue de l’oubli, au-delà des modes vestimentaires. Et peu importe que j’arbore un complet de peigné trois pièces, celui-là même que je porte aujourd’hui, assez élégant ma foi, par là acceptable socialement, ou des chausses et houppelande, ou encore une chlamyde grecque, que sais-je encore ?

Souvent je mets de la musique, de l’orgue la plupart du temps, qui est, dans mes moments de nervosité et d’inconsistance, l’instrument que je préfère. J’espère secrètement que le vaste concept sonore remplacera, sur mon corps révélé, les tissus et les coupes habiles de la civilisation. Mais les ondes sonores, aussi belles, aussi simples soient-elles, ne réussissent que rarement à effacer mon esprit chagrin.

Or il sied que je me décide, après bien des moments d’atermoiements où je déplace, par manie, les quelques objets précieux qui trônent sur le dessus de la commode, une améthyste de l’Oural aux reflets changeants et mortuaires, une petite coupe de cristal de Lalique gravée de nénuphars et une statuette de bronze doré qui représente la déesse Déméter tenant élevé son pavot traditionnel. J’y vais. Les couches extérieures sont en quelque sorte aisées, superflues. Veston, gilet, cravate, chaussures enlevés, ne dévoilent rien de moi qui me blesse. Mais, déjà, la chemise ôtée découvre les bras et le bas du cou. Ce n’est jamais sans un certain malaise que je vois apparaître, sur les avant-bras et le haut de la poitrine, par le col de la camisole, la toison de poils souples et blancs qui recouvre mon corps presque entièrement. Je suis, en effet, très poilu, ce qui n’a pas été sans me gêner dans mon jeune temps, quand il fallait, pour une raison ou pour une autre relative à des séjours au bord de la mer, me promener en caleçon de bain sur une plage. Ma pilosité intempestive brillait alors d’un noir de jais quasi luminescent et n’était pas, comme je l’ai remarqué à maintes reprises et à ma grande surprise, sans plaire à certaines femmes. Quant à moi, je l’ai toujours considérée comme un inconvénient, rendant plus difficile encore mon souhait d’invisibilité.

Mon pantalon tombe-t-il, que je dois supporter la vue pénible de mes cuisses et de mes mollets. C’en est fait! Il faut enlever le maillot de corps et le caleçon que je rejette loin de moi comme une pelure désormais inutile. Il arrive parfois que je me place devant le miroir mural, dont le cadre de bois doré représente une guirlande de fleurs, notamment des digitales et des asphodèles. Je me force à me regarder. L’horreur de ce corps nu m’étreint et ce n’est pas par une sorte de pudeur qui, dans mon cas, serait intempestive. C’est avec un regard objectif, désabusé pourrais-je dire, que je considère mon anatomie, y compris la bosse du sexe. Si quelque chose devait me paraître déplacé, obscène, ce serait plutôt, pointant hors de ma toison, le globule rouge, et inutile, des seins.

Je dois néanmoins ajouter que ce sentiment-là ne procède pas davantage de valeurs esthétiques, qu’elles soient recommandables ou non. Certes, mon corps n’a plus la grâce qui appartient de plein chef aux jeunes hommes de vingt ans. De longues, et parfois dures années ont laissé leurs traces, abondantes, sur la peau et dans les muscles. Je suis vieux, certainement très vieux, et tout cela se décèle dans la chair si le squelette tient encore fermement. Mais je n’attache plus une importance indue à ces choses. Quand il s’agit de moi, de mon moi physique, dans la mesure où l’on peut me donner une forme définitive, la beauté n’est rien de plus que le son creux d’une flûte chinoise, qui ne me touche guère, même si j’attache une importance tracassière à vivre entouré d’harmonie. La maison où je loge, toujours soigneusement tenue, en témoigne. Mon déplaisir est pourrait-on dire historique. Il semble que nu l’homme est toujours le même, un animal vulgaire, un peu puant, immobile, nostalgique, sans autre histoire que celle de sa pénible évolution génétique. Il doit alors assurer tout seul, dans le secret de son alcôve, s’il est célibataire, à deux s’il est marié, l’effroi de l’éternité d’un temps humain qui, dans le fond, ne passe jamais pour l’essentiel. Seul le décor change et encore bien peu pour ceux qui ont de bons yeux. D’ailleurs, pour qui n’a plus depuis longtemps le désir de séduire, ni celui, plus primaire de serrer un corps chaud contre lui, à quoi la beauté physique sert-elle ? Il n’y a que les Don Juan des deux sexes, peut-être les Narcisses, races assez risibles à ma mesure, pour s’attarder à des niaiseries pareilles. En ce qui me concerne, en tous les cas, j’ai depuis longtemps abandonné ces prétentions à la grâce extérieure. Il en est d’autres, plus efficaces.

Me voilà donc au lit. J’ai pour cet instant délicieux où je quitte le monde de la verticalité propre aux humains pour devenir horizontal, des attentions de vieille coquette. Je goûte savamment le plaisir des draps frais sur mon corps. Je n’aime pas, au demeurant, les draps modernes, en matériel synthétique, tout bariolés de rayures ou de fleurs. J’ai conservé pour les draps blancs, en coton mercerisé naturel, une sympathie qui vient peut-être de mon enfance, si lointaine déjà qu’elle me paraît coïncider avec la jeunesse du monde. Puis, je tire la couverture de laine grège sur mes épaules. Je m’enfouis. Je me momifie lentement. Je savoure l’intimité retrouvée maintenant que je suis à nouveau recouvert et je puis me laisser aller, en toute quiétude, sans souci du monde extérieur, à mes rêveries d’avant-sommeil.