Méduse

Je n’ai jamais versé une larme de ma vie. Ni de tristesse, ni de colère, ni de détresse, ni de douleur – encore moins de rire ou de bonheur. Pas la moindre petite larme de crocodile.Je ne t’écris pas ça pour me vanter d’être dépourvue de sentiments, ou particulièrement stoïque face à l’adver-sité. L’explication de mon aridité oculaire est davantage d’ordre physiologique : je souffre en effet d’une atrophie congénitale des glandes lacrymales, lesquelles produisent juste assez de liquide pour humecter mes conjonctives, mais pas assez pour former des larmes. Même les pous-sières, l’air froid, la fumée, les oignons épluchés et le gaz lacrymogène me laissent l’œil plus sec qu’un puits tari. Ainsi, je ne connaîtrai jamais la consolation de pleurnicher sur mon triste sort, de brailler comme un veau quand je me cogne l’orteil contre un meuble, d’inonder mes joues après avoir été humiliée, d’essorer mon mouchoir devant un mélodrame de chaumière.

L’autre nuit, quand tu m’as exhortée à te confier pour-quoi j’ai si honte de mes yeux, cette carence lacrymale est la première chose qui me soit venue à l’esprit. De toutes les tares contre nature qui affectent mes Difformités, c’est sûrement la moindre ; pourtant, je n’ai pu me résoudre à te la divulguer. Je suis restée sans voix, le bec cloué par le marteau de mon embarras, le caquet rabaissé au niveau du sous-sol... et la minute de vérité a passé comme un ange aphone.

Aujourd’hui, cependant, je n’éprouve aucune gêne à te livrer ce détail scabreux de mon anatomie oculaire, parce que la résine stupéfie ma pudeur naturelle et abrutit mes inhibitions : j’en ai déjà tant mâché que mes dents sont aussi noires que des perles de Tahiti.

Étourdie, désorientée, légèrement euphorique, je suis affalée dans un fauteuil de la bibliothèque, devant un cahier ajouré par les jeux d’ombres des lampes, et, d’une plume inconséquente, je m’apprête à y étaler pour toi le récit intégral de mon abjection. Ma main musarde et mon écriture tournille, mais je ne divague pas : la résine précise mes pensées et concise mes émotions, elle abrège les regrets et oblitère les remords. Ne crains donc pas que je me livre ici à des épanchements apitoyables : je peux t’assurer qu’aucune larme ne viendra délayer l’encre de cette confession lapidaire.