Mille secrets mille dangers

Yeux bleus, je vous vois.
Shafik Elias a relevé la tête, sur le point de conclure. Il parcourt la salle du regard, glissant sur les visages connus, les visages inconnus. Silence complet, ardent, presque religieux. L’écoute est à son acmé. Shafik se penche une dernière fois vers le micro. Il tient le lutrin du bout des doigts, prend une grande respiration, puis dit :
— Je m’en voudrais de vous quitter sans citer cette phrase que mon père me répétait chaque soir avant que je ne m’endorme : Al dounia fania wa al zaman kabass. Oui, mes amis, profitons de cette belle soirée, car cette vie où nous sommes plongés est un piège, un piège qui sommeille dans la prison du temps.
Shafik recule d’un pas. On sent la qualité du silence changer. Les gens hésitent. Shafik sourit avec douceur. Les applaudissements éclatent, emplissant toute la salle, des tables d’honneur jusqu’au fond de la mezzanine. La fin de son discours a libéré une curieuse énergie parmi la centaine de convives distribués sur les deux étages de La Toundra.
Les yeux brillants d’émotion, Shafik reçoit l’électricité particulière que produisent les applaudissements. Cette électricité, il la reçoit et la savoure quittant l’estrade, derrière laquelle on aperçoit le fleuve, les gratte-ciel du centre-ville, la silhouette de la montagne, même la croix érigée dessus.
Un serveur passe entre les premières tables et l’estrade et vérifie si tout va bien; on a longuement attendu l’entrée. Pour l’essentiel, tout va bien, l’entrée plaît. Le bœuf est une valeur sûre. À une table de la deuxième rangée, une femme vêtue d’une robe de satin rouge se tourne vers son voisin de gauche. Elle s’appelle Ruby Brouillard.
— L’accent de ton oncle, dit-elle, c’est un accent libanais ou égyptien?