Nirliit

LA ROUTE EST LONGUE jusqu’à chez toi, Eva. Salluit, 62e parallèle, bien au-delà de la limite des arbres, Salluit roulé en boule au pied des montagnes, Salluit le fjord au creux des reins, et, seize kilomètres plus loin seulement, le grand détroit d’Hudson qui te conduira peut-être jusqu’à l’océan Arctique, qui sait.
             Il faut venir par les airs, comme les oies, nirliit, je refais inlassablement le chemin du sud au nord puis du nord au sud, chaque fois que l’été revient, chaque fois que l’été se termine. L’avion s’arrête d’abord à La Grande Rivière, trois heures de vol au nord-ouest de Dorval, beauté rugueuse et saisissante lorsque le Dash-8 redescend sous les nuages pour survoler le gigantesque réservoir Robert-Bourassa, des eaux sombres à l’infini, encadrées par des rangées serrées d’épinettes. Le minuscule aéroport de La Grande accueille la faune habituelle du Nord. Des géologues en mission pour le ministère des Ressources naturelles. Des infirmières. Des travailleurs sociaux. Moi. Je ne sais trop dans quelle catégorie me classer. Des inconnus qui ne se parleraient jamais en ville entament des conversations animées, rient aux éclats. Des Blancs. Qallunaat. Les Inuits ne parlent pas. Pas à nous. Nous non plus. Les Blancs dans un coin, les Inuits dans l’autre. Les Blancs, c’est aussi les Noirs. Tous ceux qui ne sont pas Inuits deviennent Blancs à cette hauteur. Ça ferait sûrement rire Martin Luther King.
             Deuxième arrêt : Puvirnituq, « Odeur de chair pourrie ». Je rebaptise tous les films et toutes les chansons auxquels je pense : Odeur de chair pourrie mon amour, Il pleut des roses sur Odeur de chair pourrie, Voir Odeur de chair pourrie et mourir, Midnight in Odeur de chair pourrie, Odeur de chair pourrie, odeur de chair pourrie… Puvirnituq le vilain petit canard, Puvirnituq le Bronx du Nord, Puvirnituq les sourires entendus et les soupirs complices. Piouvi. Rien d’une carte postale, c’est vrai, rien à voir avec Kangiqsujuaq ou Salluit, les reines de beauté nordiques. Pas de splendide montagne ou de falaise vertigineuse, juste une plaine raboteuse brisée ici et là par une faible colline. Un nid de misère parfait pour nourrir une criminalité florissante et rafler année après année le titre de communauté la plus violente du Nunavik. Rien pour donner envie de s’attarder et pourtant il le faut, Puvirnituq est une fille pas jolie avec des yeux magnifiques qu’on découvre si on regarde attentivement son visage. Il faut connaître sa rivière qui serpente, superbe, dans la toundra avant de se jeter dans la baie d’Hudson, à l’extrémité ouest du village. La rencontre de la rivière et de l’océan, le plus bel endroit sans doute à des kilomètres, mais il faut garder ses yeux fixés sur l’eau, surtout ne pas jeter un regard de côté, sinon on tombe sur l’autre rivière : celle des déchets, la dompe municipale qui étale ses splendeurs de métal et de plastique comme pour concurrencer celles de la nature. Mes yeux ne peuvent s’empêcher de se promener d’une rivière à l’autre, incapables de se détacher du portrait implacable de ce qu’on a fait du pays.
             Salluit au bout de la route, seules les outardes poussent plus au nord. J’espère inutilement ton visage dans l’aéroport, j’aimerais entendre ta voix rauque me dire le précieux Welcome back, ces deux mots qui suffisent généralement à me convaincre que j’ai bien fait de revenir. Tuggasugit Salluni : « Bienvenue à Salluit. » Tu m’as appris à dire ça l’an dernier, tu m’as appris à dire plein de choses dans ta langue de poésie rugueuse, tu m’as patiemment répété les mots. Une enfant, je suis une enfant qui articule péniblement les syllabes de cette langue déconcertante remplie de q, de k et de j, tu as encouragé gentiment mes efforts laborieux, et chaque mot bien assimilé t’illuminait le visage d’un sourire éclatant, aliana : « Je suis contente. »
             On se comprend si peu au fond, barrière de langue. Les Blancs se désespèrent devant votre pauvre anglais et votre français quasi inexistant, mais lequel d’entre nous est capable de s’aventurer dans votre langue ? Qui peut vous parler dans la langue d’Agaguk, qui se donne la peine de buter sur les q, les k et les j pour arriver à vous comprendre et à parler le langage de la toundra ? Qui ? Comment reprocher à quelqu’un de ne pas maîtriser notre langue quand on ne peut rien dire dans la sienne ? Votre langue de plus en plus striée d’anglais, votre langue qui n’a pas suivi les avancées technologiques, votre langue qui ne sait pas dire computer, votre langue dans laquelle les jeunes retrouvent difficilement les vieux, votre langue séduite par Justin Bieber et Rihanna, votre langue qui fond à peine plus lentement que le pergélisol.
             Tu n’es pas parmi la foule nombreuse qui se presse contre la clôture devant la piste d’atterrissage, trois jours sous le brouillard, trois jours sans avion, trois jours coupés du monde, tu n’es pas là mais les Welcome back fusent quand même de toutes parts. Je sors de l’avion comme un jouet d’une boîte de céréales et cinq secondes plus tard les enfants s’enfoncent dans mon estomac en m’étreignant comme de petits boas constricteurs. C’est bon d’être à la maison.