Ophélie

Bonjour, Jeanne.

Tu te souviens de moi ? Ce matin à la bibliothèque ?

J’y suis allée avec ma classe de français, trente élèves de quatrième secondaire à l’allure d’un troupeau de moutons en marche vers l’abattoir, têtes baissées et raclement de semelles. Au fond de la bibliothèque, on avait placé des chaises en rangée et une table avec dessus une pile de livres et un verre d’eau. Toi, l’écrivaine, tu te tenais debout à côté de la table. Tu avais les cheveux gris et l’air de quelqu’un qui s’est trompé d’adresse.

Les gars se sont laissés tomber ici et là sur les chaises, les corps trop grands, les pieds immenses. Les filles bâillaient, fourrageaient dans leurs cheveux et se racontaient leur fin de semaine. Sauf moi, vêtue de mes pelures aux couleurs sombres, assise tout au fond, seule. La fille aux guenilles, ils m’appellent. Je fais semblant de ne pas les entendre.

La bibliothécaire, excitée comme une puce parce qu’elle aime passionnément les livres et les auteurs, s’est exclamée : « Taisez-vous ! Ça va commencer ! »

Ouand le silence est devenu trop long, tu t’es décidée à parler et, d’une voix douce, quasiment éteinte, tu as dit : « Je m’appelle Jeanne D’Amour. J’ai été invitée par votre école à venir vous parler d’écriture et de lecture. Je peux vous expliquer en quoi consiste mon travail, lire des extraits de mes livres, mais je préférerais que vous me posiez des questions, je saurais mieux ce qui vous intéresse... »

Évidemment, personne n’a ouvert la bouche. Tu ne sais pas ça, Jeanne, que le lundi matin les quatrième secondaire ressemblent davantage à des mollusques sans coquille qu’à des êtres humains ? Tu ne bougeais pas, toute seule, en attente. Je n’ai même pas levé la main. Ma voix est sortie, pleine de griffes : « Pourquoi vous écrivez ? À quoi ça sert d’écrire ? »

Toute la classe s’est tournée vers la dernière rangée de chaises, la bibliothécaire a voulu s’interposer. Tu l’as arrêtée d’un geste, m’as souri, et ça faisait des rides partout autour de tes yeux clairs et dans tes joues.

— J’écris parce que je ne peux pas m’en empêcher. J’écris par nécessité. Je suis habitée par un personnage. Ce personnage se développe en moi, lentement, comme un fœtus qui grandit. Parfois, il ne se rend pas à terme. D’autres fois, oui.

On s’est fixées, toutes les deux, regard dans regard, pendant une seconde, peut-être deux, ou vingt-cinq. Ça faisait un flou, un immense flou, ça rendait mal à l’aise une bonne partie du troupeau.

Et là, au milieu de ce vide, un gars trop gros, un nouveau, a levé la main. « Moi, l’été passé, je me suis écrit des cartes postales quand je suis allé en vacances au bord de la mer. »

Le troupeau s’est esclaffé. Étranglés de rire, ils étaient. Lui, il a rougi violemment. Il ne pouvait pas disparaître. Son corps prenait trop de place.

— Moi aussi, as-tu répondu, le regardant comme si vous étiez les deux seules personnes sur la planète Terre, moi aussi, je me suis déjà envoyé des cartes postales. Quand j’étais revenue à la maison, j’avais eu l’impression que quelqu’un avait pensé à moi.

La classe de débiles s’était figée. Moi, en arrière, je hurlais dans ma tête : « Allez ! Continue ! Aide-le si tu es capable ! Es-tu capable, l’écrivaine ? »

Et tu as repris la parole, pour l’apaiser et le consoler, parce qu’il était gros, laid et sans amis : « Ça commence comme ça, l’écriture, la peinture, la musique. Toujours. Par un manque intolérable. »

Ensuite, les autres se sont réveillés et tu as répondu, tout doux, avec une patience incroyable, à toutes leurs questions, les idiotes aussi, du genre : « C’est payant, écrire des livres ? Non ? Pourquoi vous n’écrivez pas des best-sellers ? Pourquoi vous n’écrivez pas pour la télé ? Écrivez-vous des histoires d’horreur ? »

Plus le temps passait, moins tu paraissais timide, et tes joues rosissaient. Tu nous as parlé des livres avec tendresse : « Ils nous divertissent, nous apprennent des choses nouvelles, nous éveillent l’esprit, nous font voyager dans des mondes inventés et pourtant si proches. Parfois, un livre nous porte si haut qu’on ne veut plus redescendre, qu’on retarde la fin. »

Et après un autre de tes silences : « Certains livres peu­vent nous aider à faire des deuils. Et même nous sauver de la mort. »

Tour à tour tu as regardé une dernière fois le gars obèse et la fille aux pelures, ton fan-club au grand complet. Tes lèvres tremblaient un peu. « Voilà, j’ai terminé. »

Les autres ont applaudi et ils sont partis en traînant les pieds, en bavardant. En oubliant. Le gars aux cartes postales a osé te demander un autographe. Tu lui as griffonné quelques mots. Il s’est sauvé, rouge, empêtré dans ses bourrelets. Tu as ramassé tes livres dont tu n’avais même pas parlé. Ne restait que moi, toujours assise dans la dernière rangée. Je me suis levée, me suis avancée vers toi à la manière d’un chat de ruelle.

— Merci, m’as-tu dit.

— De quoi ? ai-je répondu, interloquée.

— Merci de m’avoir aidée. C’est difficile de poser la première question.

J’ai haussé les épaules. Je n’avais pas posé cette question-là pour dégeler la salle. Je m’en fous des autres. Cette question-là s’imposait, c’est tout. Et puis j’ai balbutié : « Vous n’avez pas nommé les livres qui peuvent nous sauver de la mort. »

Encore le croisement des regards, comme des épées brillantes, des flammèches, des dards.

— Ces livres-là, je crois qu’on est obligé de les découvrir tout seul. Parfois, il faut les écrire soi-même... Écris-tu ?

— Non ! Je...

Je me suis arrêtée. Tu as hésité, tu voulais ajouter quelque chose peut-être, mais tu n’osais pas. Finalement, tu as murmuré :

— Comment t’appelles-tu ?

— Euh... Ophélie.

— Alors... Au revoir, Ophélie.

J’ai reculé. Tu as attrapé ma main. Ta main à toi était

sèche et brûlante : « Attends ! »

Tu as sorti de ton sac un grand cahier fait de fibres recyclées, à la couverture bleu d’encre. Flambant neuf, épais. Sur la page de garde, tu as écrit en majuscules ton nom et ton adresse. « Si jamais tu as envie d’écrire... Ou de m’écrire à moi... »

Tu m’as tendu le cahier. Sans un mot, je l’ai pris, j’ai tourné les talons et je me suis mise à courir. Mes bottines noires claquaient. Je tenais ton cadeau serré sur ma poitrine.

Pourquoi tu as fait ça, Jeanne ? Pourquoi tu m’as donné ton cahier bleu d’encre ?