Ouvrir son cœur

I

L’ŒIL CROCHE

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Les premiers souvenirs de ma vie sont presque tous faits de lumière. C’est la fête de mon frère, fin mars, printemps hâtif, je vois des rubans de papier jaune pâle qui brillent au soleil et des silhouettes à contre-jour devant la porte-fenêtre. Quand ils s’éloignent, les gens se consument, à commencer par leurs contours, puis leur cœur disparaît aussi, dans une petite flamme blanche.

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J’avais décidé de descendre par la rue Marquette au lieu de la rue King. C’est plus long, de l’hôtel, mais le détour en vaut la peine. Je suis passée devant le séminaire, puis devant la cathédrale, et j’ai gagné Wellington par la rue du Palais. J’ai longé un côté du carré Strathcona, regardé l’hôtel de ville, gris contre le ciel gris. C’est toujours un sentiment étrange de me trouver là en tant qu’adulte. Il était plus de cinq heures, je me suis dépêchée d’entrer dans le bar. Nous lancions le neuvième livre de Patrick Nicol, La nageuse au milieu du lac. Patrick venait d’arriver au Quartanier. Je m’en réjouissais, il avait été mon prof au cégep et j’avais toujours entretenu une admiration particulière pour son œuvre et pour lui. C’était en mars 2015; c’était notre premier lancement à Sherbrooke. J’y étais en tant qu’éditrice, mais je n’avais pas encore apprivoisé le mot, je le prononçais rarement. Il n’y avait pas beaucoup de monde encore. Je suis allée poser mon sac et mon manteau derrière la table de vente et j’ai filé au bar. Je me suis présentée au gérant, j’ai salué notre photographe et je lui ai montré, dans la salle, les gens que je voulais retrouver sur ses photos. J’ai aperçu Patrick, qu’entouraient déjà plusieurs personnes. Je lui ai envoyé la main. On aurait le temps de se parler plus tard.
Mon verre est arrivé. J’ai pris une première gorgée, et l’espace s’est rempli de monde à saluer et embrasser sans que j’aie eu le temps de m’en rendre compte.
J’habitais Mont­réal depuis douze ans. Depuis que j’avais quitté les Cantons-de-l’Est, j’avais assidûment rendu visite à ma famille à Windsor, et de moins en moins à mes amies, jusqu’à ce que nous nous perdions de vue. Je préférais qu’elles viennent à Mont­réal, en terrain neutre. À Windsor, je me sentais observée. Je cherchais des occasions de fumer mes joints tout en évitant leurs remarques inquiètes, et peut-être dédaigneuses, fumer n’avait plus rien de festif, ça ne servait qu’à m’endormir les  nerfs. Je sais maintenant que ça fait partie de moi de ne conserver que très peu d’amis. La présence des autres près de moi, ou même à la périphérie de mon esprit, m’angoissera toujours plus qu’elle me rassurera. Il y a des raisons à cela, plein de raisons. J’ai longtemps refusé d’admettre que ça me faisait plus de mal que de bien de revoir mes amies du secondaire, de retourner voir dans notre ville natale celles qui vivaient encore là-bas, ou bien tout près, certaines encore chez leurs parents. Or je ne les détestais pas. Je les aimais et je m’en voulais de mon comportement. J’avais peur quand je recevais leurs invitations à sortir. Si elles appelaient chez mes parents pour me parler, l’angoisse montait en vagues impossibles à stopper. J’aurais voulu le leur dire, je m’épuisais à essayer; ça ne sortait pas. Quand je suis arrivée à la maîtrise, il restait moins d’une dizaine de personnes là-bas qui comptaient pour moi, un noyau de quatre ou cinq filles, à commencer par Jade, mon amie la plus proche. J’avais habité en appartement avec elle durant trois ans, le temps qu’elle fasse son bac. On rêvait de déménager à Mont­réal ensemble depuis l’âge de quatorze ans, et j’avais tout gâché. Quand elle est partie vivre en Californie avec une autre fille, j’ai cru confusément que c’était pour s’éloigner de moi. Je comprenais ce désir, ce besoin de mettre une distance entre elle et moi.
Ces filles, c’était celles à qui je devais de ne pas avoir passé mon adolescence dans l’isolement total. Celles qui m’aimaient comme j’étais. Celles qui m’aimaient quand même. Quand elles me disaient que j’étais bizarre, que j’étais différente, que j’étais incompréhensible, que je pensais trop, que j’étais gaffeuse, sauvage, susceptible, mais qu’elles m’aimaient quand même, je parvenais à m’en réjouir même si une partie de moi leur en voulait. Après quel­ques années à Mont­réal, je leur en voulais aussi pour leur incapacité à voir combien j’avais changé.
Ce qui importe aux gens qui se connaissent depuis toujours, ce n’est pas le changement, c’est ce qui reste pareil. Il y a des gens pour qui les années d’école, particulièrement du secondaire, sont les meilleures de la vie. Alors même qu’ils traversent l’adolescence, ils mettent en scène cette fiction, la plus belle période de notre vie, et, des années plus tard, se réunissent pour se célébrer. Ils sont encore là, ils sont encore ensemble, ils ont obéi à l’injonction des messages qu’ils ont gribouillés dans les albums de finissants les uns des autres : reste comme tu es. Ne change pas. Je ne comprendrai jamais. Je voulais me rendre méconnaissable à qui m’avait connue avant l’âge de vingt ans. Rien ne me faisait plus peur que cette exigence que je percevais, de rester la même, pour plaire à qui croyait me connaître. J’avais fini par cesser de leur annoncer mes visites.