Plus folles que ça, tu meurs

Chapitre premier

Je m’ennuie. Je crois même que c’est le sentiment permanent de ma vie. Je suis une forcenée du travail qui carbure à l’ennui. Et, contrairement à la plupart de mes amies en couple ou seules, je l’admets. Quand elles me suggèrent de me reposer, je deviens enragée!
Marie – que je connais depuis le premier de mes trois mariages, et qui se définit comme monoparentale pour faire plus tendance, plus responsable et surtout moins femme abandonnée par son ex, qui s’est spécialisé dans les jeunettes sportives avec lesquelles il pédale sur des centaines de kilomètres et qu’il honore l’équivalent de deux heures par semaine grâce aux pilules bleues et à la stimulation de films pornos enregistrés dans son ordi –, Marie, donc, passe plusieurs heures par semaine couchée sur une table de massage à se faire raffermir les chairs faute d’hommes pour les faire frémir.
Moi, quand je m’ennuie, je m’active. J’accumule (en facturant) soixante, soixante-dix heures de travail par semaine à longueur d’année auxquelles s’ajoutent deux cours en droit du travail et de la famille à la faculté. Je suis une avocate performante, redoutée de mes collègues à la mâlitude affaiblie par trop d’années d’excès divers; bref, je suis une femme occupée, hyperactive mais qui tremble dès qu’elle a vingt minutes de battement entre deux rendez-vous.
J’ai chargé un nouveau réseau de contacts sur mon iPhone, une nécessité quand on vit seule, en quinquagénaire sur le point de franchir le cap de la soixantaine, l’étape maudite de la retraite. J’ai des amies dans la magistrature qui, à soixante-cinq ans, sont descendues du banc pour s’allonger sur les transats en classe vermeil des navires de croisière qui sillonnent les mers de la planète, mais pourrais-je jamais faire cela?
Jeanne Taillefer, entre autres, avec qui j’ai étudié au collège, que j’avais perdue de vue et que j’ai retrouvée à la Cour il y a vingt ans, s’est transformée en veuve maritime. Elle passe six mois à croisiérer, des Caraïbes à l’Antarctique et du Canada à la mer de Chine. Six mois «seulement», soit le maximum de jours possibles à l’étranger sans risquer de perdre la couverture de l’assurance maladie du Québec, viatique de ses vieux jours! Sans cette contrainte, à coup sûr elle vivrait à longueur d’année dans une cabine du pont supérieur de ces immeubles flottants puisque Jeanne adore les buffets tout compris et les rencontres inattendues et éphémères. «C’est pratique et excitant, m’a-t-elle dit il y a un mois entre une arrivée et un nouveau départ. Tu noues des relations de presque amitié mais tu les quittes avant que tes compagnons aient eu le temps de découvrir tes défauts et tes radotages!»
Marie, elle, croit avoir rencontré un candidat potentiel pour une affaire «intense». La connaissant, je sais d’avance qu’elle est plongée dans une mouise sentimentale qui va la précipiter vers une vallée de larmes. Elle se la joue prédatrice affranchie mais chaque nouvelle rencontre avec un homme soulève en elle des exaltations qui me désespèrent. Comment cette battante qui gagne ses causes jusqu’en Cour suprême, qui hérite de mandats prestigieux, lucratifs, médiatisés, suscitant l’envie de ses consœurs et confrères, peut-elle se leurrer à ce point sur ses émotions dès qu’elle croise des mâles flattés de passer la soirée voire la nuit avec une avocate célèbre? Sa dernière déception a quarante-six ans, garçon à la recherche de son moi et d’un travail plus gratifiant que celui d’assistant de l’assistant directeur d’une agence de publicité en décroissance! Du pourri d’avance.
«J’ai craqué pour ses yeux tristes et sa façon d’engloutir la nourriture, m’a-t-elle confié. Ça m’a, à la fois, touchée et excitée. Mais j’avais mal décrypté son regard car, hélas, j’avais oublié mes lunettes dans la voiture! C’est après avoir couché avec lui que j’ai découvert qu’il n’était pas triste mais sans aspérité, et qu’au contraire son sexe, lui, était triste au possible.
— Alors explique-moi pourquoi tu le pleures et tu souhaites le revoir? lui ai-je demandé.