Récolter la tempête

Chapitre 1

 

Le monde est la totalité des faits. Ça, ou quelque chose du genre, c’était la première phrase d’un livre qui dormait dans les affaires à mon oncle. Il y avait beaucoup de ses affaires – en fait, manquait pas mal juste lui-même – qui traînaient dans la cabane dans le bois, mais ça a pris des années avant que j’aie envie de fouiner là-dedans, avant que je sois attiré, vers mes quinze ans, par ces grosses boîtes brunes mal scotch-tapées qui m’avaient semblé jusque-là complètement inutiles. On aurait dit que les choses étaient pas tellement heureuses d’être restées coincées dans la cabane, en congé forcé, après la disparition de leur propriétaire. C’est comme si elles attendaient juste ça, de me bondir dessus après que j’ai ouvert la boîte et commencé à fouiller timidement dedans. De là, les choses ont commencé à fouiner en moi à leur tour.

Et c’est comme ça que cette phrase-là est arrivée : Le monde est la totalité des faits ou Le monde est tout ce qui a lieu, je sais plus. Ça me semblait quelque chose de tellement incompréhensiblement simple, qui méritait pas en tout cas d’être imprimé comme ça dans un livre. La première fois que je l’ai lue (agenouillé dans la chambre à l’étage de la cabane, au-dessus de cette boîte de livres qui semblaient même pas appartenir à la même race d’objets que les bandes dessinées que je lisais – quand je lisais !), cette phrase-là m’a semblé être une évidence truquée, un piège, forgé peut-être aux dépens du bon sens. Et c’est resté pris au fond de ma tête comme un commentaire faussement innocent qui fuckait mon focus quand j’essayais de voir plus large – et à cette époque-là, j’essayais beaucoup, désespérément, de voir plus large. « Ça se peut-tu que ce soit que ça ? Que le monde soit juste toutes les choses qui arrivent ? » J’ai ruminé l’idée un bon bout de temps. À un moment donné, il a même fallu que j’en vienne à me demander : « Ça se peut-tu que ce soit encore moins

Des commentaires faussement innocents, qui visaient moins haut mais qui fonctionnaient un peu pareil, j’en avais déjà entendu pas mal. Ma mère, qui aimait bien prendre des détours, en lâchait assez souvent. Elle disait par exemple, en parlant d’un ami qui, quand il débarquait chez nous, se rendait directement à ma chambre en grimpant par le garage : « Ah, ça m’dérange pas qu’i’ fasse ça, le beau Maxime, j’ai rien cont’ la formation pratique. De même, i’ s’prépare pour sa carrière future ! » Puis moi, je traî­nais cette énigme domestique jusqu’à ce que je me rende compte de ce qu’elle insinuait : parti de même, Maxime deviendrait peut-être maître dans l’invasion de domicile.

Ma mère disait encore, à propos d’une première petite copine que j’ai ramenée à la maison et essayé d’embrasser maladroitement dans ma chambre, au point d’insister un peu trop et qu’on se ramasse elle et moi plantés dehors, en avant, sans rien à se dire, en attendant que son père vienne la chercher : « A’ me fait penser à ma mère, mais avant que j’la connaisse. »

Ma grand-mère, que ma mère considérait ouverte­ment comme la couleur la moins dominante de son ascen­dant déjà pas terriblement coloré, était d’un coin rural et modeste, le genre de village fait des restants du village d’avant, où se termine la route asphaltée. Tout le monde savait (en fait, ma mère disait que tout le monde savait, comme si elle était pas existentiellement concernée par ce potin) que c’était par accident que ma grand-mère était tombée enceinte de mon grand-père – lui du gros village avec rues pavées, église et professions libérales –, un peu comme le hasard du vent pousse une graine d’arbre à l’in-térieur d’une fente dans l’asphalte. Mais l’histoire de ma grand-mère avant qu’elle devienne porteuse de son pre­mier rejeton, ma mère pouvait bien se l’imaginer avec un tendre mépris, et fabuler avec malveillance une femme un peu simple qui était pas encore sa mère. Tout ça pour dire que, si elle disait de la pauvre Julie Beaudouin, avec sa chemise carottée Big Bill trop grande et ses cheveux noirs teints charbon, qu’elle lui rappelait sa mère avant qu’elle la connaisse, c’était certainement pas un compliment déguisé.

Elle en laissait tomber souvent, des de-même, et je suis bien content d’avoir passé la plus grande partie de mon enfance à être trop jeune pour les comprendre. Vers quinze ans, je me suis mis à les décrypter, et à saisir toute la décep­tion, la frustration qu’elles dissimulaient. J’allais moi aussi les sentir.

On le saura jamais, dans le fond, ce qu’on peut ou ce qu’on aurait pu être, pour nous-mêmes ou pour les autres, tous garochés qu’on est comme autant de dés pêle-mêle, des chiffres au hasard, des 1, des 6. Et quand on pense au grand monde, quand on pense aux présidents, aux hommes forts, aux pauvres, aux premiers, aux derniers, on pense jamais assez au-dessus du problème pour constater que, finalement, on ressemble juste à une bande d’enfants réunis pour la première fois dans une seule grande classe.

Ma classe, à l’époque, c’était d’abord un rectangle irrégulier d’herbes folles, de chiendent, de picpics et de graminés qui avaient poussé hors de toute proportion, surgissant d’un sable impur dans les dunes de garnotte, elles-mêmes dans la nébuleuse désordonnée du terrain vague jonché de bou­teilles cassées, de morceaux rouillés de vieille machinerie – et, un peu à l’écart, un petit muret de ciment bien droit, segment de fondation d’un bâtiment disparu. Le quadri­latère accidenté était circonscrit par le mur arrière de la meunerie et par la clôture du terrain de baseball.

Dès que la neige avait fondu et que les plantes avaient assez tout crochement poussé pour nous cacher, c’est là qu’on se rendait après l’école ou la fin de semaine. Il fal­lait qu’on s’accroupisse derrière une butte de garnotte non loin du muret, mais je pense bien qu’un observateur exté­rieur aurait pas pu nous repérer, sauf peut-être à cause de quelques pouffées de fumée qui s’élevaient au-dessus des mauvaises herbes.

Assis là pendant que les fins de journée d’automne s’éti-raient, je regardais aller et venir les amis. Je décelais dans leur face, certaines connues depuis que j’étais petit, quelque chose de nouveau : elles témoignaient toutes du fait que le monde était en train de se cristalliser autour d’elles. Évi­demment, j’avais l’impression que personne s’en rendait compte. Le cerf-volant coloré et joyeux de notre enfance venait d’aboutir dans ce grisailleux terrain vague. Un peu brutalement, comme du jour au lendemain. Personne pré­voyait de devenir bientôt une sorte de personnage figé, la décevante résolution d’une énigme...

Pourtant, il y avait sûrement pas grand-chose dans les gestes et les paroles de nos fins d’après-midi dans la gar-notte pour donner l’impression qu’on entamait la longue marche du « développement de soi ». Au contraire, à nous regarder, on aurait pu nous croire prêts à débouler une à une toutes les années accumulées jusque-là et à retomber dans l’état végétatif des bébés naissants. Mais ce qu’on dit pas du mythe de Sisyphe, c’est que c’est peut-être pas tou­jours la même montagne qu’il grimpe en poussant sa grosse roche... Peut-être que, rendue en haut, la roche déboule l’autre flan de la montagne et qu’il recommence, du fond de la vallée, à pousser sa roche sur la montagne suivante. C’est toujours bien ça de gagné.

Reste que le monde adulte des responsabilités, heureu­sement, était encore loin. Je sais pas ce qu’auraient donné les bébés, disons, de Marc et de Gen ou de Frank et de Marie-E... Les quatre formaient un peu le centre des acti­vités protosensuelles de notre gang. Il se passait encore rien, au fond, que quelques jeux, des taquineries. C’était Marc ou Frank ou les deux qui essayaient de mettre leur main dedans, ou de carrément arracher la sacoche chea-pette de Gen ou de Marie-E. Le scénario est bien connu : la fille qui tient obstinément son sac en le serrant contre sa poitrine cachée sous son coton ouaté noir et le gars qui tire toujours un peu trop raide sur les ganses du sac pour que la fille crie et que ses cheveux balaient son visage.

« Arrête, osti, arrête ! » dit l’une ou l’autre, pas trop convaincante. Puis les gars rient (en fait, tout le monde rit) jusqu’à ce que ça passe au second plan, puis que le gars et la fille se trouvent isolés à se regarder jouer à ça – ce soft chamaillage étant la seule manière, peut-être, d’obtenir un peu de complicité.

À moins qu’il arrive quelque chose de spécial. Comme la fois où un beau petit tampon tout bien emballé, pour nous pas plus innocent qu’un bâton de dynamite, revole du sac de Gen. Joe s’est penché pour le ramasser, il a défait le papier et a soulevé l’objet par la petite corde comme si c’était une souris. Puis, il s’est rendu compte que c’était vraiment comme une souris. Il s’est donc mis à le faire gigo­ter devant la face d’Oli, qui a reculé en riant.

— Eille, Gen, dans l’cours d’éco fam, j’ai entendu que ça gonflait dans d’l’eau.

Joe a sorti sa bouteille de Gatorade, que tout le monde savait remplie aux trois quarts de vodka, pour tremper le tampon dans le liquide opaque et vert fluo.

— Osti qu’t’es cave, Joe, a protesté Gen en vain.

— Osti qu’t’es cave Joe, a mimiqué Frank en plus aigu et plus nasillard.

— Eille Joe, c’comme ‘es annonces à’ tévé, qui mettent comme du p’tit criss de jus bleu, sauf que là, i’ est vert, osti.

Ça, c’était moi, sûr de moi, mais jamais au cœur de la blague, toujours plus en mode « faisons le tour de la question ».

Joe s’est concentré sur le tampon imbibé, devenu effec­tivement à peu près quatre fois plus gros. Il a essayé de le sortir de la bouteille, mais le tampon passait plus le goulot.

— Tabarnak !

Tout le monde a ri, Joe a forcé un peu et le tampon est finalement sorti de la bouteille, nous éclaboussant de cock­tail de Gatorade, une grosse boule de Noël verte, ouateuse et dégoulinante.

— Eille, Gen, t’as-tu pensé qu’i’ faudrait que tu t’laves la noune de temps en temps ! ?

De surprise, on a tous ri jusqu’à se déchirer le tabou intérieur. Pliés en deux, quelques-uns ont basculé contre la dune de garnotte, la tête dans l’herbe.

— Eille, Joe. Checke ça.

Seb, qui avait arrêté de rire avant tout le monde, a tendu un lighter et mis le feu au tampon. Ça a fait un petit woof comme quand tu allumes un barbecue. La boule verte est devenue bleue puis s’est couverte assez vite de petites flammes orange. Joe regardait ça, embêté. Avec la corde encore entre ses doigts et la boule en feu en- dessous, il savait pas vraiment quoi faire. Ses doigts lichés par les flammes ont finalement signalé à son système nerveux que c’était le temps qu’il la lâche, et la boule est tombée par terre.

Seb, pour manifester sa satisfaction devant la tournure des évènements, est allé jusqu’à se pencher pour allumer une cigarette à même la boule qui finissait de brûler. J’ai essayé d’être plus bull’s eye :

— Eille Seb, t’as pas peur que ça gèle trop, une cig’ trempée dans le jus d’tampon ?

— Tant mieux, criss, si ça gèle ! D’t’manière à wa être bonne pareil, l’osti !

— Comment ça, l’osti ?

— C’est que c’t’à cause de c’te cig-là que Max Fafard est pas a’ec nous autres. C’t’osti d’tata là, OK, i’ est allé dins toilettes pour rouler les cig’ pour pas qu’sa mère vouaille. Moé, j’tais là pis j’i dis « roule don’ jusse dans’ chambre ». I’ dit « non, ma mère va se rend’ compte ». Faque c’t’osti d’gros tata là va s’cacher dins toilettes pour faire a’semblant d’aller chier. Pis là, c’est long pis c’est long. Mais a’ec Max Fafard c’est pas grave, c’est tellement long quand qu’i’ chie.

— Pas aussi long qu’toé !

— OK, mais là, en tout cas, la mère de Max s’en rend compte qu’c’est long pis a’ va cogner su’a porte. A’ dit « Maxime, qu’est-c’est tu fa’, là-d’dans ? »

— Ouais, t’es bon pour faire des voix d’filles, Seb.

— OK, ta yeule !

— Hey ta yeule, c’est toi qui es cave.

— Non, ta yeule, Sam !

— OK man, dis-la, ta criss d’histoire.

— Pis là, Max répond à sa mère « j’chie, m’man ! »

Pis là, sa mère s’en va plus loin comme rassurée. Pis là, Max sort deux minutes après. Mais là, l’osti d’criss de gros cave d’épais oublie de flusher ‘a toilette avant de sortir. Ça fait, criss, une demi-heure qu’i’ est censé êt’ su’a bolle pis i’ sort sans flusher. La mère à Max a’ p’t-être bin l’cul deux fois gros comme la tête mais est capab’ de se rend’ compte quand son épais de fils lui passe de quoi. A’ va vers lui toutte frue, pis a’ ‘i demande : « Qu’est-c’est tu faisais, Maxime ?

— Bin là, un numéro 2.

— Ah oui ? Pis toé, tu flushes pas après ?

— J’ai flushé.

— Non ! T’as pas flushé ! Qu’est-c’est qu’tu faisais ?

— J’te l’ai dit !

— Ouvre tes mains.

— M’man !

— Ouvre tes mains !

— C’est quoi, tu veux voir si y’a d’la marde dessus ?

— Maxime, c’est fini, tu sors pas à soir ou d’la fin

de semaine.

— M’man !

— P’t-être si tu m’dis c’que tu faisais là-d’dans, ça

s’rait moins pire.

— J’roulais des cigarettes.

— Quoi ? ! Là, tu sors pas du reste du mois !

— Mais, m’man !

— Donne-moi-les ! »

Pis l’osti d’tata ‘i donne, à part deux qu’i’ avait mis dansun’ aut’ poche. Quand qu’i’ est revenu dans’ chambre, j’ai tellement ri de lui ! Pis pour le punir d’avoir eu l’air aussi épais, je l’ai forcé à me donner ‘es deux cig.

— Penses-tu qu’i’ va pouvoir venir en fin de semaine ?

— Eille, t’es t’épais, toé ! J’viens d’dire qu’i’ sortira pas du mois !

En fin de semaine. Des mots simples et bien ordinaires pour quelque chose de tellement vaste. Comme une comète, la fin de semaine s’approche de la Terre après les jour­nées mornes et stériles de la semaine, puis l’atmosphère commence à la désintégrer en une petite bruine fraîche qui adoucit le relief de notre vie, et la comète descend encore et c’est pas important où on est le vendredi vers 3 heures parce qu’elle finit toujours par arriver, par revernir les imperfections du trottoir, les murs de ciment, les affiches laides des magasins, les banquettes de faux cuir des restaurants, tous les lieux ordinaires qu’on redécouvre parce qu’ils seront peut-être le décor d’un moment qui vaut vraiment la peine d’être vécu.

À moins, c’est sûr, qu’on soit pogné à la maison comme le pauvre Max, qui allait manquer l’évènement anticipé de cette fin de semaine là : le party chez les Alain. C’est Frank qui nous en avait parlé et qui avait trouvé le pré­texte (même si on avait pas besoin d’un grand prétexte pour y aller). C’était le cousin de la blonde d’un des gars d’une branche de cette prestigieuse lignée de livreurs de dépanneur, de mécaniciens non enregistrés et de peintres en bâtiment. Une famille liée par des grands sourcils fon­cés, des gros yeux un peu saillants et des nez charnus. Un vrai clan, les Alain, un clan en vieux jeans et t-shirts, avec casquettes dépareillées et doigts jaunis par la fumée de cigarette, un clan uni par quelque chose de plus pro­fond que chez la plupart des familles. Comme si leurs yeux proéminents jetaient un même regard sur le monde... Chez eux, on serait pas formellement accueillis, mais juste admis avec indifférence. C’était bin en masse pour nous autres.