Sans capote ni kalachnikov

Los Angeles, le 24 mars 2002

Après s’être assurée que ses lèvres étaient le point de mire du millier d’yeux avides de surprise, la présentatrice, cheveux coupés en brosse et lunettes ovales, se racle la gorge, cligne de l’œil et souffle d’une voix de velours :
— Mesdames et messieurs, l’Oscar du meilleur film documentaire est décerné à…
— …Véronique Quesnel, du Canada, pour Sona, viols et terreur au cœur des ténèbres, complète d’un ton solennel son complice, un grand blond en smoking noir et nœud papillon rouge.
Du Kodak Center montent les vivats frénétiques de ces hommes et femmes qui savent avoir pris rendez-vous à la fois avec le prévisible et l’inattendu. Aux parieurs de faire le décompte, alors que valsent les heures de la nuit la plus glamour des cinq continents (si l’on se fie aux médias du pays), sous la bénédiction de l’Académie des arts et techniques du cinéma.
Tant bien que mal, la lauréate réussit à se frayer un passage pour amorcer la vingtaine de pas qui la séparent de l’objet qui l’a empêchée, des semaines durant, de trouver refuge dans les bras de Morphée, la divinité des rêves prophétiques.
Véronique Quesnel, prophétesse à Hollywood.
Loin de son havre montréalais où parents et amis, médusés, doivent se pincer devant le petit écran. Près de tous ces cœurs qui battent à l’unisson, à la cadence d’une œuvre cinématographique dont la réalisatrice sait qu’elle met tout sens dessus dessous. À commencer par sa propre vie, qui ne sera plus jamais la même.
De rêve il n’est plus question.
C’est bien dans la réalité que s’inscrit la marche timide et gracieuse qui avale la distance entre la Québécoise et la statue la plus convoitée de la planète cinéma. L’esprit vide. L’émotion à fleur de peau. Ses pieds touchent-ils le sol ou est-elle portée à tire-d’aile par quelque pouvoir secret qui se joue de son hébétude?

*

Voilà une semaine, dans l’avion qui reliait Montréal et Los Angeles, elle avait lu à tout hasard sur les origines des Oscars. Un article dans les colonnes du dernier Vanity Fair. Y étaient repris des détails dont elle se souvenait avoir entendu parler, sans y accorder un intérêt particulier, du temps où elle suivait des cours en études cinématographiques. Ainsi de l’origine du nom « Oscar » donné à la désormais célèbre statuette, ou le fait que durant la Seconde Guerre mondiale, en raison de la réquisition des métaux en vue de l’effort de guerre, les prix attribués aux lauréats prirent la forme de moulages en plâtre peints, que l’Académie remplaça plus tard par des œuvres originales.
Elle n’est plus qu’à quelques mètres de l’objet. Le trophée est ce chevalier haut de trente-quatre centimètres, dressé sur un socle, debout sur une bobine de film et tenant une épée dans ses mains gantées. Une statue plaquée d’or, sculptée à l’origine par George Stanley et répliquée depuis 1929 par une société basée à Chicago, la R. S. Owens & Company, qui en a gardé l’exclusivité.
Elle l’a décroché.
Dire que c’est seulement son deuxième film. En somme, le premier sur la scène internationale. Celui qui est venu à elle, celui qu’elle a réalisé en déviant de sa trajectoire comme une funambule entre deux pylônes, après s’être envolée vers une terre alors inconnue. Des idées plein la tête. La peur et le doute pour seuls filets.