Schizo

1. Le néant

J’ai tant de fois nié la réalité. Car je suis schizophrène.

Je suis certes née, mais je suis aussi morte bien des fois, j’ai avancé pour reculer, j’ai visité des pays imaginaires. Je vais dans la vie avec l’impression de me dissoudre, accablée par une envie de perfection. Je demeure au fond une éternelle amoureuse qui renie sa mission. Ma force réside dans mon entêtement de mage.

Le néant me gonfle de savoir, tandis que la natureme ramène à un état d’indécison. La nature m’effraie, parce qu’elle est vouée à la disparition.

J’ai l’audace de me taire. Je me contente d’imiter les autres et je fais des gestes banals. J’aborde la vieen me défilant. Je resserre alors mes gestes. Même vêtue, je me sens nue, et lorsque je regarde les autres, je ne pense qu’à leur sexe comprimé, qu’à leur peau occultée. La folie, me dis-je, c’est cela, que l’on cache.

J’efface donc toute inscription, je recule devant la parole. J’ai la conviction que la parole, une fois lancée, nul ne l’attrape. En fait, tout se perd, l’univers se dissout, l’humain se dégrade. Sommes-nous des milliards à ramper, à marcher, à dormir, à mourir? Est-ce vrai que le plus fort gagne ?

J’ai d’ailleurs pris conscience de la qualité sinistre de ma chair. Je me vêts avec résignation. Je sais que mon corps abrite le néant tandis que mon esprit m’échappe. Et je ne peux que répudier les certitudes.

Mais le problème demeure: Dieu m’indiffère, Dieu est la somme de tous les vides. Je n’ai jamais cru en Lui. Je n’ai pas la nostalgie des gens sains.

Et quand j’ai vu l’urne qui contenait les restes de ma mère, j’ai compris que la vie se résumait en réalité à quelques poignées de cendres. J’ai alors commencé à vivre une solitude sans fond, à errer dans la ville en quête de ma mère. Je n’acceptais pas cette réduction ultime.

Moi, schizophrène, n’ai pas su assurer ma continuité; je serai seule, avec mon ventre clos, et jepleurerai ma mère. Je suis par définition une autre dans une autre, et pire, je m’emboîte indéfiniment.

Je fais de la vérité une devinette, une charade, une histoire de mots et de calculs. Je m’acharne sur le sens caché des choses. Je salue les prodiges ordinaires, pluies élégiaques, feuilles poussant sur les branches, neige féerique, étoiles effarantes, et ainsi de suite. La maîtrise du monde s’accomplit parallèlement à la maîtrise du fou. Je suis symboliquement couverte defils, de barbelés, de béton. J’incarne à ma manière leprogrès. Ce que je regrette, ce qui m’est volé, ce qui n’a pas de prix, c’est le délire. Je sais : souvent on me condamne, on m’accuse d’avoir la paresse d’un roi. Elle se tient sur ses deux jambes, dit-on, pourquoi ne pourrait-elle pas travailler ?

Parce qu’il y a le néant.

Et j’entends des voix qui me houspillent, qui me menacent. Je souffre d’un défaut de lumière interne,je filtre la nuit et je ne cesse de rêver. Peut-être quevoilà le problème : le rêve ne s’arrête jamais, je ne sais pas me réveiller. Je visite des mondes incroyables. Je n’ai plus de poids. Intervient alors le psychiatre, qui a pour mission d’annuler le rêve. Je souffre doncd’une nostalgie sans fond. Le regard fixe, la postureraide, je suis une victime qui s’assume. J’ai à cacher aux autres ma folie.

Et lorsque je vois mon visage dans le miroir, je me dis : que le spectacle soit.