Soigner, aimer

prologue

Soigner, aimer retrace mon parcours comme soignante. Certains textes ont été composés lors de ma formation. D’autres, à mes débuts comme médecin psychiatre à Sept-Îles, puis à Montréal. Certains abordent le soin d’autrui. D’autres, de soi et des Autres en soi. Tous font le pari d’une prose poétique pour dire la souffrance, la compassion.
Ma pensée et ma pratique ont évolué, mais il faut croire au passé : nous n’avons que lui. À ce stade de mon métier, je me fie à l’essentiel : soigner est une variation du verbe aimer. Il faut aimer nos patients. On espère d’un chirurgien qu’il opère bien. Jusqu’à ce qu’un robot le remplace. Du psychiatre, on attend savoir et écoute. Une machine peut prescrire des pilules mieux que lui, mais ne peut aimer mieux que lui. La médecine exige techniques et connaissances, mais cela ne suffit pas, particulièrement en psychiatrie, où la relation est le cœur et le nœud. Nous sommes encore des humains.
Soigner est ardu et nécessite la capacité de poser des limites, tout en validant la souffrance du patient. Aimer, c’est aussi dire non, en maintenant le lien et la présence, même si le patient ne nous aime pas en retour. Surtout si le patient ne nous aime pas en retour. Nous ne soignons pas pour être aimés. Le psychiatre doit travailler cela. Autrement il peut nuire, en traitant son impuissance ou son amour-propre au détriment du patient.
Il y a malaise dans la civilisation psychiatrique. De multiples difficultés psychologiques et sociales secouent le monde. Ces problèmes ne relèvent généralement pas de la psychiatrie, ou si peu. La frontière entre le normal et le pathologique est de plus en plus poreuse. La médecine investit la souffrance psychologique et sociale. Les attentes sont nombreuses. La psychiatrie reste aidante et efficace lorsqu’elle se connaît elle-même et investit son domaine, les maladies psychiatriques. Un philosophe et historien de la médecine, Mirko D. Grmek, soulignait cet enjeu : d’un côté, avec le développement de la science, le champ de la psychiatrie perd des diagnostics au profit de la médecine physique, comme la neurosyphilis. De l’autre côté, le terrain de la psychiatrie gruge celui de la normalité. La médecine est parfois aussi démunie que les patients. Il devient urgent que la psychothérapie soit davantage accessible et que nous nous interrogions, collectivement, sur les raisons de nos souffrances. La psychiatrie, elle, continuera de faire ce qu’elle fait le mieux : traiter les maladies psychiatriques. La question du normal et du pathologique s’avère fondamentale. La souffrance est trop importante pour être laissée aux mains des seuls médecins. Soigner transcende le système de santé. Les aidantes et aidants naturels, en majorité des femmes, sont d’incroyables soignantes et soignants. Leur rôle n’est pas suffisamment reconnu et soutenu.
Soigner demande humilité. La relation thérapeutique est inégale. L’humilité équilibre le lien. Permet la compassion et non la pitié. Rappelle que le patient pourrait être moi, que peu me distingue de lui. L’excès d’argent et de pouvoir nuit à cette posture humble, en plus de creuser les inégalités socioéconomiques, qui sont un déterminant majeur de la santé d’une population.
Soigner, aimer n’existerait pas sans mes patients; je n’existerais pas comme psychiatre sans eux. Ils m’ont presque tout appris. Je les en remercie. Ils sont, avec mes amies et amis poètes, les personnes que j’admire le plus.