Station Eleven

Le roi se tenait, à la dérive, dans une flaque de lumière bleue. C’était l’acte IV du Roi Lear, un soir d’hiver à l’Elgin Theatre de Toronto. En début de soirée, pendant que les spectateurs entraient dans la salle, trois fillettes – versions enfantines des filles de Lear – avaient joué à se taper dans les mains sur le plateau, et elles revenaient maintenant sous forme d’hallucinations dans la scène de la folie. Le roi titubant essayait de les attraper tandis qu’elles gambadaient çà et là dans les ombres. Il s’appelait Arthur Leander et avait cinquante et un ans. Des fleurs ornaient ses cheveux.

     « Me reconnais-tu ? demanda le comédien qui interprétait Gloucester.

     – Je me rappelle assez bien tes yeux », répondit Arthur, distrait par la version enfantine de Cordelia.

     Ce fut à ce moment-là que la chose se produisit. Son visage se crispa, il trébucha et tendit le bras vers une colonne, mais, évaluant mal la distance, se cogna durement le tranchant de la main.

     « Au-dessous de la taille ce sont des Centaures », dit-il. Non seulement ce n’était pas la bonne réplique, mais il la prononça d’une voix sifflante, à peine audible. Il nicha sa main contre sa poitrine, à la manière d’un oiseau blessé. L’acteur qui incarnait Edgar l’observait attentivement. On pouvait encore croire en cet instant qu’Arthur était emporté par son rôle mais, au premier rang de l’orchestre, un homme se leva de son siège. Il suivait une formation de secouriste paramédical. Sa petite amie le tira par la manche en chuchotant avec irritation : « Jeevan ! Qu’est-ce que tu fais ? » Lui-même n’aurait su le dire. Derrière, dans les rangs, on lui murmura de s’asseoir. Un placeur se dirigeait vers lui. Sur scène, la neige se mit à tomber.

     « Le roitelet s’accouple, balbutia Arthur. Le roitelet… » Et Jeevan, qui connaissait très bien la pièce, s’aperçut que l’acteur était revenu une dizaine de répliques en arrière.

     « Monsieur, dit le placeur, veuillez… »

     Mais le temps était compté. Arthur Leander vacillait, les yeux dans le vague, et il devint évident pour Jeevan qu’il n’était plus dans la peau de Lear. Il écarta le placeur et s’élança vers les marches donnant accès au plateau, mais un deuxième ouvreur déboula dans l’allée, l’obligeant à se passer de l’escalier pour grimper sur la scène – plus haute qu’il ne l’avait cru. Il dut balancer un coup de pied au premier ouvreur qui se cramponnait à sa manche. Les flocons de neige, nota-t-il en passant, étaient des petits bouts de plastique translucide qui adhéraient à sa veste et lui frôlaient le visage. Edgar et Gloucester, distraits par le tumulte, ne regardaient pas Arthur qui était adossé à une colonne en contreplaqué, l’air absent. Des cris retentirent dans les coulisses et deux agents de sécurité s’approchèrent rapidement, mais Jeevan avait déjà rejoint Arthur. Il attrapa l’acteur dans ses bras à l’instant où celui-ci perdait connaissance et il l’allongea par terre avec précaution. Les flocons tombaient dru autour d’eux, chatoyant dans la lumière bleu-blanc. Arthur ne respirait plus. Les vigiles s’étaient arrêtés à quelques pas, ayant apparemment fini par comprendre que Jeevan n’était pas un fan détraqué. La salle était un tourbillon de voix, de flash d’appareils photo, d’exclamations indistinctes dans le noir.

     « Bon Dieu, murmura Edgar. Seigneur Jésus… » Il avait laissé tomber l’accent anglais qu’il avait adopté pendant la représentation et semblait maintenant, à l’entendre, originaire de l’Alabama, ce qui était bien le cas. Gloucester avait ôté le pansement qui lui couvrait la moitié du visage – à ce stade de la pièce, son personnage s’était fait crever les yeux – et paraissait cloué sur place. Il ouvrait et fermait la bouche comme un poisson.

     Le cœur d’Arthur ne battait pas. Jeevan pratiqua un massage cardiaque. Un ordre fusa et le rideau s’abaissa, frou-frou de tissu qui retrancha le public de l’équation et réduisit de moitié l’éclairage de la scène. Les flocons en plastique virevoltaient toujours. Les agents de sécurité n’étaient plus là. Les lumières changèrent et le bleu-blanc de la tempête céda la place à une clarté fluorescente, presque jaune en comparaison. Jeevan s’activa en silence dans cette lumière margarine, jetant de brefs coups d’œil sur le visage d’Arthur. Allez ! pensa-t-il. Allez ! L’acteur avait les yeux clos. Quelqu’un secoua le rideau, côté salle, cherchant à tâtons une ouverture, et un homme plus âgé, en costume gris, vint s’agenouiller de l’autre côté d’Arthur.

     « Je suis cardiologue, dit-il. Walter Jacobi. »

     Il avait les yeux grossis par des lunettes à double foyer et les cheveux clairsemés au sommet du crâne.

     « Jeevan Chaudhary. »

     Jeevan n’aurait su dire depuis combien de temps il était là. Des gens s’agitaient autour de lui, mais ils semblaient flous et lointains, sauf Arthur et ce médecin qui venait de les rejoindre. C’était comme s’ils se trouvaient tous les trois dans l’œil du cyclone, en zone calme. Walter toucha avec douceur le front de l’acteur, tel un père apaisant un enfant fiévreux.

     « Ils ont appelé une ambulance », dit-il.

     Le rideau baissé conférait à la scène une intimité surprenante. Jeevan pensait au jour où il avait interviewé Arthur à Los Angeles, des années auparavant, durant sa brève carrière de journaliste à potins. Il pensait à sa compagne, Laura, en se demandant si elle l’attendait encore à sa place, au premier rang, ou si elle était sortie dans le foyer. Il pensait : Je vous en prie, respirez, je vous en prie… Il pensait au quatrième mur que formait le rideau, faisant de la scène une vaste pièce dotée d’un espace caverneux en guise de plafond, avec des passerelles et des projecteurs fantomatiques entre lesquels une âme pouvait s’éclipser sans se faire remarquer. Quelle idée ridicule ! songea-t-il. Ne sois donc pas stupide. N’empêche qu’il sentit un picotement sur sa nuque, comme si on l’observait du dessus.

     « Voulez-vous que je prenne le relais ? » proposa Walter.

     Comprenant que le cardiologue se sentait inutile, Jeevan acquiesça, ôta ses mains de la poitrine d’Arthur et lui céda la place.