Testament

VICKIE

Avant de commencer, je te montre ma carte, tu vérifies ton registre. Je suis la bonne fille, je suis bien l’auteure de ce livre, j’ai accès au pavillon. Sur la photo, j’ai les joues gonflées. Dans la chair, j’ai les joues creuses. Tu n’es pas regardant. Tu te concentres sur les mots. Je franchis la porte coulissante. Il y a des lucioles huit et demi par onze qui me suivent. Tu es curieux. Tu viens attendre l’ascenseur avec moi. Je te dis de prendre ma vie entre tes mains. Les lucioles se rapprochent. L’ascen-seur arrive. Tu sautes dedans. Les lucioles aussi. Quel étage ? Troisième sous-sol.

 

STANISLAS

Elle nous a mis en relation, tous. Elle et moi, moi et ses amis. Un cercle parfait, clair disque de petite renommée. Elle a pris soin de ne pas nous nommer. Je tiens le livre entre mes mains moi aussi. Je vais le lire en même temps que toi. Moi aussi, je compte crier.

 

RAPHAËLLE

Avant le début de ses traitements, non-stop pendant une journée et demie, elle nous a écrit. Tout ce qui ruisse­lait en elle reversé dans des clés usB, glissées dans des enveloppes brunes distribuées par son ami Mathieu. Pauvre Mathieu. Comme ça doit être difficile de savoir et d’avoir su. Pauvres fennecs sans logis. Pauvre litté­rature sans logis.

 

VICKIE

J’ai le jus de pomme triste, le Virgin triste, le Tia triste, je n’ai plus de crème fouettée, j’ai le jus de tomate triste, le thé vert triste, le club sandwich triste, les croquettes du McDo passées au blender tristes, la mâchoire aussi, je n’ai plus de morphine, j’ai la tisane à la poire triste, le brunch sad, le milkshake totalement déprimé, l’eau de la piscine triste, le chlore triste, le lait triste, le mélange triste, le verre d’eau triste, le moût de pomme triste, la flûte à champagne à l’envers. Les larmes sucrées. Le beigne liquidé. Le poil incarné vidé. Du pus plein les bobettes. Les bobettes sur le comptoir. On est le 6 juin 2012 et je suis triste. Et toujours nue pour personne. Dans un grand lit vide. Avec cet infini verre à vider. Les autres adjectifs me boudent. Attitude triste, moulin triste, je ne dors pas, je ne dormirai plus jamais.

 

MAXIME

Un homme en noir s’avance. Il lui donne un fennec en laisse. Je vois d’autres gens derrière avec d’autres fennecs. Je me dis qu’ils n’auront qu’à utiliser le cercueil pour litière. Il est vide de toute manière pour le moment.

Centre hospitalier de l’Université de Montréal

CHUM

Semaine 1 – Lundi

Régime : Normal, molle hachée, liquide miel

Souper

Chambre 5050, civière 2

Nom : Gendreau, Vickie

S. V. P. utilisez la lingette pour nettoyer vos mains avant

le repas

Gâteau aux baies

Viande hachée

Sauce BBQ

Betteraves en dés

Sel

Poivre

Margarine (2)

Rôties pain blé entier (2)

Boisson à la pomme onctueuse (3)

Lait 2 %

Eau chaude

Sachet de tristesse

Decadron (1)

 

NIPPLE KIDMAN.DOC

Je donnerais tout pour oublier que j’ai dû uriner dans une toilette de courtoisie le lundi de ce repas. Pendant la nuit. Je devais tenir hors de l’eau ce petit train plein de couleurs. Ce n’était tellement pas Noël. J’étais en train de nous imaginer heureux et amoureux dans la savane silencieuse. Lui, pendant ce temps, il fourrait Samantha. Il lui disait que ses seins sont jolis. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis à Mont-Tremblant. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis à Mont-Laurier. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis à Grand-Remous. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis à Val-d’Or. Je garde les yeux fermés longtemps. Je suis venue me faire dire que mes seins sont jolis. Le bar s’appelle Le 69. Je suis à Rouyn. Je fais partie des cinq jolies filles à jolis seins promises dans le lobby. Le char regorge de fen­necs. Les filles sont en crisse. C’est long, sept heures avec une centaine de fennecs. Même s’ils sont cutes. J’aurais dû leur mettre des colliers de perles, mais j’avais un peu peur que les méchantes filles les volent. Les dan­seuses, ça vole.

 

MAXIME

Elle va fumer une cigarette derrière le club. Un homme en noir lui tend un autre fennec. Les filles ont mis leurs valises dans la litière. Le chauffeur l’a vidée puis il est parti avec. Le boss lui a donné une chambre double, elle y cache ses fennecs, elle va descendre y ranger celui-là aussi. Ils vendent sûrement de la litière à l’épicerie. On est le 29 mai 2012.

 

NIPPLE KIDMAN.DOC

La belle Tatiana monte sur le stage. Uneventful. Elle des­cend. La sensuelle Candy monte émoustiller les mes­sieurs. Un portefeuille fait mousser une pile de deux sur le bord du stage. On est en Ontario. Elle descend du stage ontarien. Les anglaises sont toutes pareilles, leurs noms sont toujours comestibles. La douce Camilla monte pour son deux-minutes. C’est de l’électro. On dirait que ça en dure vingt. Il y a Notorious B. I. G. qui se pointe dans la toune. Never mind. Elle descend. La chancelante Kaya montre à toutes comment on se dénude. Le D.I a aucune idée de la signification du mot chancelante. Kaya est si bonne. Il aurait dû dire excellente. Mais les autres filles seraient jalouses. Il a dit chancelante. Elle descend. La généreuse Patricia monte sur le stage. Elle est grosse. C’est ça que ça veut dire, généreuse. Je n’ai rien raconté de ma vie au D.I. Il croit que je suis intelligente. L’intelli-gence est descendue du stage il y a longtemps, bé.

 

VICKIE

Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis en train de changer mon tampon dans l’autobus Voyageur. Manœuvre sketchy, oui. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis en train de changer mon tampon à la sortie d’un dépan­neur de la rue Duluth. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je vois Stanislas et sa nouvelle concubine marcher de l’autre côté d’une rue crade de Verdun. Elle a plus de classe que moi, il n’aurait pas honte de la présenter à ses parents dans un apportez-votre-vin pseudo-fancy, non loin d’une fille quand même mignonne qui s’insère un télescope dans la noune à peine cachée par un buisson. Je garde les yeux fermés longtemps. Je suis toujours la plus petite dans les contrastes.

 

NIPPLE KIDMAN.DOC

Avant que j’arrive, tu me dis par texto que Samantha a été escorte pendant une journée. La belle nouvelle. Pour­quoi tu me dis ça ? Pourquoi c’est pertinent ? Elle, je n’ai aucun doute qu’elle avait quelque chose à prouver. À qui ? Elle a sûrement une réponse. Du moins, j’espère pour elle. Il faut faire cette job pour les bonnes raisons. Sinon kaboum, keshing l’estime de soi, bye la douceur de la peau du cul. Tout prend le bord. Samantha et moi, on est censées avoir plein de sujets de conversation puisqu’elle a déjà été escorte et que moi je suis danseuse. Ça me dégoûte comme logique. Envie de prendre une douche. On aurait Stanislas comme sujet en tout cas. J’ai pris plusieurs douches à cause de Stanislas. Dans ses pants, le point s’exclamait pour Samantha. Toutes ces érec­tions de clients, tant de plumes. Le lit est dur, l’oreiller est dur, mes hanches sont bleues. Je travaillais fort. Je faisais de quoi nourrir ma centaine de fennecs.

 

VICKIE

Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis à l’urgence. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis encore à l’urgence. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Je suis en chemin vers le département de nécrologie. Je ferme les yeux, j’ouvre les yeux. Non, c’est neurologie. J’ai une haleine de fennec mort ce matin. Je repense à ce que l’infirmière d’onco-logie m’a dit hier : Mets un condom, fille, il ne faudrait pas que tu tombes enceinte. Mon haleine sert de bar­rière. De me voir ainsi sur ma civière, ça ne te donne pas l’érection facile. Mon sein droit fait des clins d’œil aux visiteurs à travers mes cheveux. Mais pourquoi on voit ton sein droit non-stop de même ? Parce que je n’ai pas compris ma jaquette. C’est une nouvelle jaquette. Il y a des étoiles chinoises dessus. C’est full cute avec mon tutu. Elle est jolie mais même Daniel a eu de la misère à l’attacher. Une chance que le tutu est là pour tout tenir. L’outfit dépend du tutu. Oui, je porte un tutu dans ma chambre d’hôpital. Je suis dans mon lit. Devant les chaises vides pour les visiteurs. Les deux chaises vides sont appuyées contre le mur. Je me dis qu’à tout moment l’Appendice Dominic Montplaisir et sa copine pourraient entrer pour m’annoncer qu’ils vont nommer leur enfant Amandine Montplaisir. Amender son plaisir, c’est hot, c’est poétique. À tout moment, Jim Jarmusch pourrait entrer pour me chanter I Put a Spell on You avec sa voix cigarettée. À tout moment, le poète Andrés Morales pourrait arriver en boxers avec du whisky et m’offrir des Malboro. Je suis en manque de nicotine. Je suis en manque de quiétude. Il va toujours me manquer quelque chose pour être heureuse. De temps, ultimement. En ce moment, les chaises sont vides, les possibilités sont infi­nies, tous les culs qui pourraient s’y poser. Divine pour­rait venir me chanter Female Trouble, le homard géant violeur pourrait danser sur l’autre chaise. Je pourrais m’installer dans la chaise confortable. Ça dérangerait moins madame Tardif si Divine chuchotait. Madame Tardif, c’est la femme avec qui je partage ma chambre, elle a subi une grosse opération aux vertèbres du cou. Son liquide lymphatique se rendait mal à ses jambes. Je suis un peu jalouse. Moi aussi, j’aimerais ça, être opé­rable. Elle est gentille, elle supporte tous mes visiteurs. Stanislas pourrait venir me regarder dormir, me flatter les cheveux. Stanislas, ça va toujours être l’homme de ma vie, je ne suis tout simplement pas la femme de la sienne. Je t’expliquerai ça plus tard. Plus tard dans ce petit livre, dans ma petite vie. Je pensais que j’allais écrire ce livre et ne plus jamais revenir sur le sujet, sur le garçon. Tout est impératif maintenant dans ma vie. C’est probablement la dernière peine d’amour que je vis. Ça fait mal les dernières fois, c’est vulgaire la vie. J’aimerais au moins pouvoir chiller pendant quelques semaines dans la bibliothèque avec Genet et Guyotat. Je ne vous casserai pas trop les oreilles. Mes histoires ne fonctionnent jamais. C’est pour ça que j’aime la poésie, c’est toujours infini. Les gens qui finissent leurs poèmes par un point, je m’en méfie.