Thelma, Louise & moi

La Ford Thunderbird verte décapotable 1966 s’élance dans le vide. En dessous, c’est le Grand Canyon. Arrêt sur image. Passage au blanc. Générique. Et, avec le générique, un montage de différentes prises du film, des portraits qui viennent se surimposer sur la fin, comme pour remplir le trou, combler le vide. Le voyage est fini, les objets s’envolent, et, parmi eux, le polaroid-selfie pris au moment de partir. Depuis la sortie du film, cette image a fait plusieurs fois le tour du monde. Thelma et Louise sont les femmes mortes les plus vivantes de l’histoire du cinéma.

1991. C’est la fin de la guerre froide, l’invasion du Koweït a eu lieu, puis la guerre du Golfe, celle de Bosnie-Herzégovine se prépare. Le médecin Jack Kevorkian se voit interdire d’aider des gens à se suici­der. La première loi anti-stalking est mise en vigueur en Californie. Rodney King est violemment passé à tabac par des policiers de Los Angeles – ils seront acquittés. Winnie Mandela est trouvée coupable d’enlèvement. Édith Cresson devient la première femme première ministre française. Myke Tyson est accusé de viol. Aileen Wuornos avoue avoir assassiné six hommes. Le tueur en série Jeffrey Dahmer est arrêté. C’est la mort de Freddie Mercury, Michael Landon, Miles Davis, Yves Montand, Hervé Guibert et Klaus Kinski. Susan Faludi publie Backlash. Le premier café Starbucks ouvre ses portes. Anita Hill, professeure de droit à l’Université de l’Oklahoma, témoigne contre Clarence Thomas, le juge que George Bush père veut nommer à la Cour suprême et qu’elle accuse de harcèlement sexuel. Bientôt, le procès d’O.J. Simpson, accusé des meurtres de Nicole Brown et de Ron Goldman, sera diffusé en direct à la télévision. Peu de temps après, ce sera au tour de Bill Clinton de témoigner devant un grand jury au sujet de sa liaison avec la stagiaire à la Maison-Blanche, Monica Lewinsky. Il jurera ne pas avoir eu de rapports sexuels avec elle.

Le 24 mai 1991, Thelma & Louise sort en salle. Je fonds en larmes à la fin du film.

Aujourd’hui, l’image de la Thunderbird se double d’une autre image, celle d’une jeune femme assise devant un grand écran, et qui pleure. Pendant un moment, elle ne sait pas bien où elle est, qui elle est, où elle va, quel avenir l’attend, ce qu’elle pourra faire et comment elle le fera. À ce moment-là, tout devient noir, comme le ciel s’assombrit avant une tempête, quand tout s’arrête, même le vent.

Cette jeune femme, c’est moi.

Ça fait des mois que je cherche. Je crée des docu­ments, je remplis des pages, je déplace des morceaux, je rature, je reprends. D’un livre à l’autre, c’est toujours pareil. Quelque chose tente de s’installer, ça s’agite à l’intérieur de moi, il y a une urgence, une présence ancienne, patiente, qui a attendu jusque-là et qui n’en peut plus d’attendre. Ça agace comme une douleur usée réveillée par le froid ou la pluie, qui s’apaise et qui revient et qui s’endort à nouveau jusqu’à la prochaine fois, une douleur fantôme qui n’abandonne jamais la partie. Et au moment où les mots arrivent, avec le frémissement dans le ventre qui indique que ça y est, que je peux enfin me mettre à écrire, alors d’un coup je me détourne, aller chercher un verre d’eau, attraper un livre, noter quelque chose dans un carnet. Je m’éloigne du clavier, muette devant les mots. J’ai peur de lever les yeux sur ce qui me guette.

 

Ce qui m’appelle, ce sont ces larmes-là, versées à la fin du film. Un torrent de larmes. Des sanglots comme ceux qu’on verse en plein chagrin d’amour, des larmes de déception, de rage et de désespoir, ou quand la mort vient de frapper et qu’on comprend qu’il ne restera désormais que des morceaux de mémoire. Des larmes comme celles qui coulent quand on a été humiliée, quand le mal a frappé contre nous et qu’on ne l’a pas vu venir. Des larmes devant l’injustice et comme un ultime geste d’indignation, de résistance. Comme toutes les fois où j’ai pleuré de colère, de dépit, de souffrance. Toutes les fois où la digue qui jusque-là contenait la peine a fini par lâcher, où la surface, l’armure, la maison-carapace s’est fissurée, et qu’alors ça s’est mis à fuir, émotion fragile, ruisselante, douleur étincelante, émotion qu’aujourd’hui, au moment où je commence ce livre, je tente de contenir, et qui en même temps me fait écrire.

Il me fallait un dispositif, une provocation, peut-être un garde-fou pour continuer à observer cet objet banal et étrange qu’est ma vie. Continuer à la tourner dans tous les sens. L’autopsier en suivant de nou­velles lignes : le récit que me propose le film. Mon film choisi, mon film aimé, le film qui a marqué ma vie. Refaire le chemin depuis les larmes jusqu’à aujourd’hui. Remonter le cours du temps et du film, en suivant les indices : deux femmes, une voiture, un voyage, un viol, un révolver.

Je suis assise au fond du cinéma, la voiture s’envole, les flash-back se mettent à défiler, puis le générique. Mes larmes viennent d’un coup, de la même façon que survient la nausée, par une réaction du corps qui est une sorte de révélation. Je fonds en larmes et je suis incapable de m’arrêter. Je ne sais pas pourquoi je pleure autant, d’une manière si entière, pourquoi mon chagrin est d’une telle intensité.

Je me dis qu’il y a au moins deux histoires. Il y a celle de deux amies, Thelma Yvonne Dickinson et Louise Elizabeth Sawyer. Elles sont prisonnières de leur vie de femme, une vie morne et stérile. Déçues des hommes qui la partagent avec elles, elles décident de partir, deux jours à la montagne. Sur la route, elles s’arrêtent pour manger dans un bar. C’est là que tout va basculer. Et puis, il y a l’histoire d’une femme qui a vu le film Thelma & Louise une vingtaine de fois au fil des ans, et qui, chaque fois comme si c’était la pre­mière, quand arrive la fin du film, se met à sangloter.

 

Juin 1991. La première fois. Le générique défile. Quand les lumières s’allument, la salle est presque vide. The End. Pendant un moment, recroquevillée dans le fauteuil de velours rouge, la jeune femme reste seule avec le film, elle reste comme à l’intérieur du film, assise entre Thelma et Louise dans la Thunderbird verte suspendue au-dessus du Grand Canyon. Elle pleure en silence, la gorge serrée, dou­loureuse. Elle tente de retenir les sanglots. C’est un émerveillement sombre, quelque part entre la détresse et l’exaltation. Elle n’arrive pas à se lever du siège, on la dirait paralysée. Quel avenir l’attend dans le monde réel, de l’autre côté de l’écran ? Comment vivre avec l’histoire qu’on vient de lui raconter, et avec son sou­venir ? Elle a la tête baissée. Ses mains sont posées sur ses cuisses, puis elle les déplace de chaque côté de son corps, prête à se lever du fauteuil. Mais elle n’y arrive pas. Pas encore. Elle veut rester dans ce chagrin, avec cette dernière image.

Aujourd’hui, je ne me souviens pas du moment qui précède le film, assise dans le fauteuil pendant que défilent les bandes-annonces, ni de mon état pendant la projection. Je me revois entrer dans le cinéma sous un soleil brûlant, un samedi après-midi, et puis c’est tout, rien d’autre, rien de ce qui se passe pendant le film. Saut en avant, après la fin, les larmes me brouillent la vue, j’étouffe, ma gorge est serrée, les sanglots m’empêchent de respirer. Je ne dis rien, je ne peux pas parler, il n’y a pas de mots pour exprimer ma peine. Je suis devant un fossé, un trou noir. Je suis inconsolable. Je ne sais plus où je me trouve sur la ligne du temps. Je ne sais pas si ce que je viens de voir est un présage, si ça parle du présent, du passé, ou de l’avenir.

La Thunderbird est figée au-dessus du Grand Canyon. Au fond, ce n’est pas qu’il n’y a pas d’avenir, c’est qu’il n’y en a jamais eu. Aujourd’hui, je me dis que mes larmes viennent du fait qu’elles ont le choix entre le pire et le pire. Elles, et moi aussi. Je suis avec elles, et, sans le savoir, je suis figée entre ce que j’ai déjà vécu et ce qui m’attend, entre ce moment où je vois le film pour la première fois et toutes les autres fois où je le verrai à nouveau, toutes ces fois où je trouverai dans le film quelque chose comme une preuve. La vie des femmes.

C’est le chemin que je refais aujourd’hui.

Aujourd’hui, je revois l’écran au fond de la salle, devant moi, un vieux cinéma décoré à l’ancienne, un cinéma comme tous ceux qui ont été fermés puis démolis au cours des dernières décennies, un cinéma comme il n’y en a plus, à l’odeur de poussière, de moisissure, relents de tabac et de popcorn froid. Je me rappelle la sensation du velours rouge élimé, mon corps recroquevillé dans l’air conditionné, mon visage gonflé, trempé. Je me souviens de l’amie assise à côté de moi et qui me regarde de biais, passant de l’écran au sac qu’elle tient sur ses genoux pour revenir à moi, glissant ses mains sur ses vêtements pour en retirer les plis, ses doigts dans ses cheveux pour les replacer, pour revenir encore vers moi, décontenancée. Elle attend que les larmes se tarissent. Elle attend que je me calme. Je ne sais pas à quoi elle pense, si elle comprend pourquoi je pleure comme ça.

Mon amie C. est assise sur le fauteuil à côté de moi. Études de philosophie, syntaxe parfaite, attitude posée. Toujours, elle déplie les choses délicatement. Ses mots sont précis et sa pensée est nuancée. Elle ne se satisfait jamais d’un avis donné rapidement, en propose immédiatement un second, le plus souvent opposé au premier. Elle a quelque chose d’un peu froid et distant, quelque chose d’imperturbable, d’exigeant et de profondément moral. Je revois C. et la petite peu­reuse à ses côtés, celle qui se reconnaît dans l’histoire du vilain petit canard depuis le jour où on la lui a lue, lui qui ne comprend pas ce que C. lui trouve, pourquoi elle l’a choisie comme amie, elle qui, en ce moment, pleure sans pouvoir s’arrêter. Je ne me souviens pas si, ce soir-là, C. m’a demandé pourquoi, si elle a cherché à savoir ce qui me troublait et avec une telle intensité. Je ne me souviens de rien d’autre que de son silence.

La salle est vide, les ouvreurs ont commencé à faire le tour des rangées avec de petits sacs poubelle. J’essuie mes larmes, je rassemble mon corps, j’attrape mon sac, je suis C. vers la sortie. Est-ce que je lève la tête ? Est-ce que je la regarde ? Ou est-ce que je cache mon visage rougi par les larmes ? Je ne sais pas si elle m’observait pendant que je pleurais. Dans mon souvenir, je lui attribue un petit geste d’impatience : se racler la gorge, prendre fermement son sac sur ses genoux, l’ouvrir, attraper le rouge à lèvres, fermer le sac, clac. Après, dans un restaurant du coin, je l’installe dans un long silence. Mon visage est défait, mais j’arrive maintenant à retenir les larmes qui continuent tout de même à affleurer. Je mange et je bois, lentement, la tête un peu baissée, un peu penaude, sans doute gênée, absente, comme si j’étais restée avec le film. C’est ce que je me dis aujourd’hui en me souvenant de ce regard que je portais sur elle, toujours en contre-plongée, regard de la petite vers la grande. Mais je ne me souviens pas des détails. Il ne me reste que l’esquisse d’un récit, quelque chose comme un storyboard, nos silhouettes et la mémoire de mes larmes.

Aujourd’hui, les larmes reviennent avec l’écriture, comme de petites vagues qui me bercent. Elles arrivent quand je sens que ça a lieu, quand la peur s’éloigne juste assez pour que quelques mots se mettent à danser devant mes yeux. Je les dépose doucement, je protège leur fragilité. Puis, je recommence à hésiter. Je ne fais pas encore confiance, il y a une menace, ça peut tou­jours s’arrêter, le moment de grâce s’évaporer. C’est comme l’enfant qui cesse de bouger pour que continue la caresse un peu distraite de sa mère, les doigts dans ses cheveux, la main qui trace des figures invisibles sur son bras, l’enfant qui fait la morte pour ne pas avoir à la supplier de continuer.

Souvent, je fais la morte pour ne pas éloigner l’écri-ture.

Comment refaire le chemin depuis les larmes de la jeune femme ? Comment m’y prendre pour décorti­quer la scène ? Le mélange de désespoir et d’euphorie. Le dernier baiser. L’envol au-dessus de l’immensité. Le corps parfaitement immobile devant le grand écran. La salle qui se vide. L’amie assise à côté. Je veux lancer un filet et attraper ces images qui m’ont fabriquée, essayer de comprendre ce qu’elles disent, le chemin qu’elles ont tracé, la raison pour laquelle ce sont celles-là en particulier que j’ai retenues, pourquoi je m’en souviens et de cette façon-là, si vive, comme quelque chose d’inaltérable et d’impitoyable.

Écrire pour ne plus avoir à y penser.

1991. Elle rentre de voyage, un tour d’Europe en cent vingt jours, avec pour seul désir celui de repartir. Pendant quelques mois, après, elle entretiendra une correspondance avec celles qu’elle a rencontrées, com­pagnes de chemin, sœurs de risques et de folies, jamais oubliées, mais jamais revues depuis. Au retour, P. est là, il ouvre la porte, champagne, repas. Elle défait le sac à dos, en tire des objets achetés en pensant à lui. Lui qu’elle avait eu tant de mal à quitter, qui lui a affreusement manqué jusqu’à ce qu’elle commence à mieux respirer, jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle était harnachée, et jusqu’à ce que le désir et le manque cèdent leur place à une indifférence ennuyée. Elle est rentrée au pays, dans le logement qu’elle partage avec lui, mais bientôt il la trouvera allongée sur le divan, le regard fixé sur le plafond, prise par le cinéma qui se déroule derrière ses paupières, le film de l’autre vie à laquelle elle a goûté. Bientôt, ils vont se séparer.

La deuxième fois que j’ai vu Thelma & Louise, c’était avec lui. Il m’a regardée pleurer sans rien dire, l’ironie au coin des lèvres, l’habituel mélange d’arrogance et de tendresse.

1991. Ma vie en Technicolor. Boyz N the Hood, My Girl, Naked Lunch, Delicatessen, My Own Private Idaho, Father of the Bride, The Man in the Moon, Backdraft, Regarding Henry, Dying Young, Night on Earth, Ricochet, Bugsy, Deceived, The Prince of Tides, Dead Again, Switch, Flirting, Grand Canyon, He Said, She Said, Whore, Close My Eyes, Frankie and Johnny, Jungle Fever, La double vie de Véronique, La belle noiseuse, Femme fatale, Les amants du Pont-Neuf, Europa, Little Man Tate, Impromptu, Mississippi Masala, Poison, A Kiss Before Dying, Prospero’s Books, Scissors, Madame Bovary, Mediterraneo, Twenty-One, Becoming C., Liebestraum, Where Sleeping Dogs Lie, Merci la vie, Malina, Blue Desert, Meeting Venus, A Woman’s Tale, JFK, Paris Is Burning, Never Without My Daughter, Fried Green Tomatoes, Mortal Thoughts…