Tommy l’enfant-loup

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LA NUIT DES QUATRE CHASSEURS

 

L’HISTOIRE que je raconte commence par une nuit de juin très froide, dans la réserve faunique des Laurentides. Ça peut paraître bizarre, même si ça ne l’est pas tant que ça pour les gens de là-bas, mais il neigeait.

Les neiges de juin, dans les montagnes, augurent souvent d’étranges prodiges. Un vent d’hiver chasse la chaleur en dessous des sapins et la terre en se cris­pant exhale de grandes volutes de brume autour des habitations et le long des chemins. Les gens attendent que l’anomalie passe, cachés dans leur petit camp en bois rond, en priant pour que le vent de nulle part n’arrache pas le toit d’au-dessus de leur tête. C’est souvent durant ces nuits-là, d’ailleurs, que les gens en profitent pour se conter des peurs, pour se raconter des histoires de fantômes et de monstres, avant d’aller se coucher tout excités et tout tremblants dans leurs lits.

Cette nuit-là, il y avait quatre chasseurs assis dans un camp, penchés sur la table dans le halo d’une lampe à l’huile. Ils essayaient d’oublier la noirceur et le vent fou qui soufflait dehors en jouant aux cartes et en riant trop fort de leurs propres blagues. Ils essayaient de garder les yeux rivés sur le visage des autres pour ne pas voir leurs ombres affolées qui dansaient sur les murs comme des figures de cau­chemar. Ils approchaient tranquillement du moment de la soirée où ils auraient d’habitude commencé à se raconter des histoires, mais ils n’en ont pas eu besoin : une histoire est arrivée vers eux, charriée sur le pas de leur porte comme des feuilles mortes par le nordet.

J’ai oublié leurs noms, aux chasseurs, mais je me souviens que l’un d’entre eux avait une casquette des Expos, qu’un autre était très grand et que le troisième ne chassait pas vraiment et qu’il était là surtout pour passer un peu de temps avec ses amis dans la nature. Le quatrième était un gros peureux. Pour lui, même les nuits normales en forêt étaient pleines d’ombres effrayantes et le moindre cra­quement de branche pouvait indiquer la présence d’un prédateur tapi dans les ténèbres. Il redou­tait l’ours noir comme le coyote, le lynx comme le carcajou. Il craignait, plus que toute autre chose, l’esprit maléfique de la forêt qui peut vous rendre cannibale ou fou furieux, et que les peuples algon­quiens appellent le Wendigo.

Il n’allait donc jamais chercher de l’eau à la source sans apporter son fusil, ce qu’il a fait ce soir-là. La source était située au bout d’un petit sentier qua­siment refermé par les branches des saules, juste à côté d’un étang d’où s’élevait un épais brouillard. Pendant qu’il finissait de remplir un seau d’eau en tremblant, le gros peureux a vu deux grands yeux rouges qui le regardaient depuis l’autre côté de l’étang. Le chasseur a eu trop peur même pour crier, mais il a réussi à décrocher son fusil et à tirer deux grands coups de feu imbéciles sur la silhouette noire qui se détachait des hautes herbes dans le clair de lune.

Le peureux est revenu au camp pour dire aux autres qu’il avait tué un loup. Les autres ont eu bien de la misère à le croire, parce que les loups, ils disaient, ça ne s’approche pas comme ça de la maison des hommes. Ils l’ont quand même suivi jusqu’à la source et ils ont pataugé avec lui aux abords de l’étang et marché dans le bois jusqu’à ce que le plus grand des quatre chasseurs pointe, avec le faisceau de sa lampe de poche, un animal mort couché dans la mousse entre deux sapins.

Le peureux avait réussi à abattre un animal, mais ce n’était pas un loup.

C’était une louve.

 Elle avait les tétines tellement pleines de lait qu’on aurait dit des seins de femme. Les trois chas­seurs ont regardé longtemps la bête morte avant de revenir vers leur peureux en poussant des patois châ­tiés comme « friffe », « maudaille » et « sabardasse ».

Leurs visages étaient l’image même de la cons­ternation.

Reprenant ses esprits, celui des chasseurs qui était très grand a dit:

— Vite, les gars, il faut trouver les louveteaux, sinon ils vont mourir eux autres aussi.

Le grand chasseur avait raison. Sans leur mère, les petits loups n’avaient aucune chance. Ils étaient trop jeunes pour survivre seuls dans cette forêt décharnée entre les froidures de janvier et les cha­leurs de fournaise de juillet et août. Les hommes se sont donc mis en chasse dans les alentours, jusqu’à ce qu’ils entendent un petit gémissement en dessous d’une souche à demi arrachée. Celui des chasseurs qui avait une casquette des Expos s’est mis à far­fouiller dans la petite grotte avec sa main, en plon­geant son bras au fond du trou jusqu’à l’épaule. Il l’en a ressorti, tout blême de peur. Il a dit:

— Sabardasse, c’est à croire que leur grand frère est avec eux autres. Il y a quelque chose de gros qui essaye de me mordre, là-dedans.

Alors, celui des hommes qui était très gentil et qui n’était pas vraiment un chasseur a dit:

— Laissez-moi faire.

Il s’est penché pour mettre la main juste au-dessus du trou et il a plongé le bras d’un seul coup dans la tanière pour en extirper les louveteaux un par un.

Il en a sorti:

Un petit loup tout blanc.

Un petit loup tout noir.

Et un petit loup tout gris.

Pendant qu’il sortait les louveteaux, on enten­dait les mâchoires du quatrième loup claquer dans la noirceur. Plusieurs fois, le monsieur gentil a dû retirer son bras aussi vite qu’il l’avait rentré pour éviter d’être mordu.

Quand il est venu pour attraper le dernier lou­veteau, on a entendu grogner encore plus fort, puis le bonhomme s’est écrié:

— AYOYE, BOUT D’VIARGE !

Il s’était fait mordre. Il a regardé sa main et il a vu que ce n’était pas la morsure d’une bête. Les traces étaient celles d’une dentition humaine.

Quand il l’a montrée aux autres, leurs visages étaient l’image même de la stupéfaction.