Tout ce qu'on ne te dira pas, Mongo

LA RENCONTRE

 

Je descends la rue Saint-Denis vers le fleuve. On m’arrête au coin de la rue Cherrier. C’est un jeune homme au début de la vingtaine.

— Je m’appelle Mongo. J’arrive tout juste d’Afrique. — C’est grand, l’Afrique.

— Ah, vous connaissez ! Je viens du Cameroun. En fait, j’ai pris le nom d’un écrivain camerounais pour qui j’ai beaucoup de respect.

— Mongo Beti.

— Vous le connaissez aussi ?

— Oui... J’aime bien sa colère. Il ne prend rien pour acquis.

— La plupart des gens prennent l’Afrique pour un pays où l’on ne fait qu’attendre la mort. Je suis étonné par un tel manque de curiosité.

Et moi, je suis étonné par la qualité de sa langue, son ton calme et réfléchi. Et son regard de tigre prêt à bondir sur l’ennemi de chasse.

— Ne vous méprenez pas, il y a ici aussi des Montréa­lais curieux et passionnés. Ce sont des gens qui ne se dévoilent pas facilement.

— Je ne suis ici que depuis le début de l’été...

— C’est très trompeur. En hiver, on n’imagine pas qu’il puisse faire aussi chaud qu’aujourd’hui. Et en été, c’est difficile de concevoir l’hiver.

— C’est si différent que ça ?

— Il faut surtout éviter de parler de saisons, sinon on va rater tout le reste. Qu’est-ce que vous faites ?

— Des petits boulots. Les premières semaines, je vivais avec mon oncle. Il est plombier, je l’aidais un peu. Dès qu’il rentre à la maison, il s’installe devant la télé avec ses amis. Ils ne regardent pas les nouvelles. Juste des vidéos de famille où ils analysent chaque détail. Je n’ai pas traversé l’océan pour me baigner dans la culture que je viens à peine de quitter. J’ai trouvé par hasard une chambre lumineuse sur la rue Saint-Denis, au nord de Mont-Royal. Et vous, ça fait longtemps que vous êtes ici?

— Depuis quarante ans.

Mongo eut un geste de recul, comme pour mieux me mesurer.

— Excusez-moi, mais je n’arrive pas à comprendre qu’on puisse passer quarante ans hors de son pays.

— Ça n’arrive pas d’un coup non plus.

On rit tous les deux. Une voiture frôle Mongo qui n’a pas arrêté de rire pour autant. Une jeune fille passe à côté en souriant. Elle a l’air sensible à l’énergie de Mongo. Je sens que son rire fera des ravages de ce côté, surtout en hiver.

— On me trouve à ce café, pas loin d’ici. Juste après la petite librairie.

— C’est là que vous travaillez ? me demande Mongo. — Je viens presque tous les jours. — Qu’est-ce que vous y faites ?

— Je prends un café, je lis, j’écris un peu et je regarde passer les gens.

— Et que faites-vous pour vivre ?

— Je parle à la radio le matin.

— De quoi ?

— Je raconte ce qui me passe par la tête.

— Et on vous paie pour ça ?

— Moins vous travaillez, mieux on vous paie. Je tra­vaille dix fois moins qu’à l’usine, et je suis payé dix fois plus. Bon, il y a quelqu’un qui m’attend. Vous savez où me trouver. Juste là, à cent mètres, après la petite librairie.

CARNET NOIR : Je suis allé acheter à la librairie un carnet noir, et je me suis installé à la table du fond. Entre-temps, une jeune fille que j’ai rencontrée hier dans le métro m’a laissé un paquet bien ficelé. J’y trouve un billet et trois recueils de poèmes. La poésie me console de la bêtise humaine. Je lis un poème. Pas plus. Des fois, un vers me suffit. Je le laisse rouler dans ma tête jusqu’à ce qu’il colonise mon cerveau. Je sors mon carnet noir. Prolongement de ma main et de mon regard. Ma main transcrit ce que mes yeux voient. Il m’arrive d’écrire sans penser à ce que j’écris. Je suis une caméra. Je balaie l’espace. Cela m’a pris beaucoup de temps avant d’arri-ver à cette simplicité. Avant, je croyais que les choses, comme les êtres, ne se révélaient que dans leur profon­deur. En fait, tout se passe à la surface.