True Story

LA DERNIÈRE FOIS que tu es venue me demander cette histoire, cela faisait déjà des années que je me cachais à Barcelone. Je vis dans un studio spacieux en haut d’un immeuble de quatre étages, avec un sol carrelé et une grande baie vitrée coulissante qui donne sur un grand patio ; ce patio est bordé de pots en terre cuite laissés là par les locataires précédents, envahis de plantes succulentes, trop lourds pour qu’on les bouge. Cet appartement est bon marché, et il est intime ; les voisins sont discrets et la propriétaire préfère qu’on lui envoie le loyer par la poste. Ça m’a pris un peu de temps, mais je m’y sens maintenant suffisamment en sécurité pour ne pas fermer la porte du patio la nuit quand il fait chaud, laissant ainsi ma chambre ouverte aux murmures de la brise qui remonte des rues et aux intrus spectraux qui venaient naguère hanter mes rêves.
J’aime cet appartement comme les astronautes aiment leurs vaisseaux. La seule chose que je n’aime pas, c’est la devanture de la pharmacie du rez-de-chaussée, devant laquelle je passe tous les matins quand je sors pour courir. Elle contient trois mannequins de femmes qui ont des plaques en onyx ovales en guise de visage, des bras coupés au milieu des biceps, des jambes coupées au milieu de la cuisse. On leur a donné des poses aguichantes, bassin déhanché, comme s’ils présentaient des bikinis – mais au lieu de ça, ils présentent du matériel de premiers secours. Le plus proche de la porte de mon immeuble a une ceinture de soutien lombaire noire sanglée comme un corset autour de la taille, et une écharpe orthopédique bleue passée autour du cou. À sa gauche, posé sur un fauteuil roulant, le deuxième arbore une genouillère serrée au bout de sa cuisse. Le troisième s’appuie contre le mur du fond, tout raide, un masque de sommeil couvrant l’endroit où ses yeux devraient être.
Cela fait des mois et des mois, maintenant, que cette devanture n’a pas bougé. J’ai beau faire des efforts pour regarder ailleurs, je ne peux pas m’empêcher d’y jeter un coup d’œil chaque fois que je passe devant, comme ces femmes qui, dans les films d’horreur, ne peuvent se retenir de monter à l’étage. Ne le prends pas mal, mais quand je vois ces mannequins, je pense toujours à toi. Toi, ma plus vieille amie, qui m’as toujours soutenue face à la misogynie ordinaire et au mauvais goût banal.