Un ailleurs à soi

Le 21e siècle est heureusement transparent, tout y semble à portée d’yeux, de doigts, de sens. On peut rêver de tout. Sur les belles côtes occidentales échouent des corps muets, terrassés par les traversées. La mer est indocile. Ah, l’ailleurs si désirable ! Les villes d’eau, de gratte-ciel, de vastes campagnes, de péchés possibles.

Ma place est partout, sauf ici.

Les jeunes Nigériennes rêvent d’aller vivre à Amsterdam. C’est une ville d’eau, de liberté. De Port-au-Prince, il faut des heures en avion pour atteindre Amsterdam. La langue que l’on y parle est, dit-on, difficile.

C’est la dernière phrase que Lucie entendit avant de s’en-dormir, c’était celle avec laquelle Maritou concluait le plus souvent les lectures à voix haute qu’elle faisait au cœur de la nuit, assise par terre, dans le coin droit de la chambre, là où la lumière jaunasse de l’ampoule n’atteignait pas. Elle se cachait d’elle-même, du pays qu’elle voulait fuir.

Lucie sentait sa présence même en dormant et elle aimait que Maritou soit dans la chambre à peine meublée. Lucie pouvait percevoir son amour, sa bonté, sa timidité, son impuis­sance. L’odeur de cigarette et d’eau de Cologne à senteur de fougère de Maritou imprégnait encore sa peau. Lucie sentait sa présence en entendant le bruissement des feuilles sèches à deux heures du matin. Maritou se manifestait quand Lucie était seule. Elles avaient fait l’amour longtemps. Le poids du corps de Maritou sur son corps la rassurait, leurs seins se frot­taient, ceux de Maritou, menus, contribuaient à lui donner son air de garçon. Ses cheveux étaient crépus et courts, comme les hommes. Maritou avait pour seul bijou une ficelle à laquelle était attachée une breloque en corne représentant la carte d’Haïti. Elle s’habillait avec les mêmes baskets mauve et noir, jeans bleus et T-shirts imprimés avec messages publicitaires du dernier carnaval, d’une campagne de planning familial ou de ramassage d’ordures. Elle était en surpoids, quoique Lucie ne l’ait vu manger que très rarement.

Lucie dormait alors que le jour commençait à poindre, blanchissant la petite cour visible de la fenêtre latérale dont le rideau et la tringle traînaient par terre depuis plusieurs jours.

La chambre était ainsi faite : un lit, un caisson en bois dans lequel étaient jetés pêle-mêle des colliers de différentes couleurs, des déodorants en vaporisateur dont la plupart des tubes étaient vides, un parfum bon marché, des palettes de maquillage qui salissaient tout. On devinait une chaise sous une pile de jeans, de robes, de T-shirts, et, derrière la chaise, des sandales jetées n’importe comment pour pouvoir montrer ses pieds que tout le monde disait jolis. Elle était grande et mince avec des fesses généreuses, des dreadlocks qui lui arrivaient aux épaules, des yeux qui s’attardaient sur tout, une sensualité très étudiée pour séduire ceux sur lesquels elle jetait son dévolu. Elle avait un très joli visage.

Maritou avait rencontré Lucie il y a six mois. Lucie slalomait entre les tables du bar où elle travaillait, fréquenté principalement par des coopérants et diplomates étrangers amateurs de rhum sour qui se rassemblaient pour dire du mal du pays, étaler leurs petites misères existentielles malgré les gros salaires et primes de risque. Sa chemisette mettait en valeur son buste mince, ses jeans montraient ses formes et les regards suivaient son corps gracieux, flottant dans la fumée des cigarettes, poussé par ces voix et ces éclats de rire. Les clients se regroupaient suivant leur langue ou leur nationalité, cette solidarité que l’on ressent entre compatriotes dans un pays étranger. Des locaux quelquefois se mélangeaient aux groupes. Interprètes, amants de fortune, resquilleurs, étudiants désœu­vrés, qui pouvaient adopter en une nuit l’accent du pays où ils espéraient émigrer.

Maritou était étudiante. Elle se rendait consciencieu­sement, tous les jours à quatre heures, à la faculté des sciences humaines qu’elle détestait. Elle était plus gênée par l’insalubrité des lieux que par le mépris de ses camarades qui l’appelaient ironiquement « boss » pour lui faire comprendre qu’elle avait l’air d’un homme. Elle avait toujours été discriminée, regardée comme une bête curieuse. Il y avait toujours eu suspicion sur sa sexualité. Elle avait aimé Lucie dès le premier regard. Elle n’avait pas pu passer sa commande quand Lucie s’était approchée pour lui demander ce qu’elle voulait boire. Lucie l’avait regardée, murmurant qu’elle reviendrait. Maritou avait finalement opté pour un rhum trois étoiles sec et en avait bu une demi-douzaine.

À deux heures du matin, il ne restait plus que Maritou. Le patron du bar, Quentin, un français que tout le monde appelait « Blanc », qui vivait dans le pays depuis trente ans et qui faisait semblant de ne pas parler créole, l’invita poliment à partir. Il est temps que le Ayizan ferme ma petite dame, revenez demain, lui dit-il de bonne humeur. Lucie était debout à côté de lui et regardait par terre, son sac de toile en bandoulière. Maritou l’avait vue se dégager avec brusquerie quelques minutes plus tôt d’une étreinte du Blanc sans âge, dont les cheveux, qu’il n’avait que derrière la tête, lui tombaient sur les épaules, une coquetterie qui accentuait son visage osseux, son nez busqué. Maritou leva la tête, les regarda et vomit tout ce qu’elle avait sur l’estomac.