Un café avec Marie

Prologue
Un café avec Marie

Nous sommes en après-midi et, déjà, la matinée me manque. Il est loin, mon premier café, elle est loin, ma tête neuve, et où sont passées mes idées claires? Depuis le matin, j’ai vu à la fenêtre deux beaux oiseaux, monsieur et madame Cardinal, aller et venir à la mangeoire. Ma blonde et moi les avons salués. J’ai vu six vieux érables noirs aux troncs gelés et mouillés montant la garde dans le creux de l’hiver, comme des gardiens impassibles plantés pour toujours devant un temple à jamais disparu. Le jour sera gris, il neige un peu, mais en réalité il pleut. Nous prenons ce bon café, le premier du matin, nous établissons ensemble le plan de la journée, de la semaine. Voici l’avant-midi de tous les espoirs, le saint lundi de l’énergie. Marie mange des œufs à la coque avec des mouillettes. Nous voudrions tous les deux que ce moment dure, nous voudrions abolir le futur. J’écris, elle écrit, nous écrivons. Elle me parle du castor, elle me fait lire son texte sur la maternité, l’adoption et l’amour, je lui ferai lire mon texte pour la radio, comme chaque semaine, et nous allons ainsi du coq à l’âne dans une sorte de douce danse où deux esprits complices cherchent le bon mot, la bonne phrase, le bon sujet.
Mais à l’heure qu’il est, la noirceur montre déjà le bout de son nez, la chute du jour s’annonce tout doucement. L’horloge ne ment pas: il était neuf heures ce matin, les aiguilles montrent maintenant cinq heures du soir. La fatigue est revenue, tout devient sombre, car nul n’empêche le futur de broyer le présent pour nourrir le passé. Ce passage fait un petit bruit, le tic-tac du temps, le coup de l’horloge. Ce coup est en vérité un coup de poing, nous sentons d’instinct que la situation nous échappe, que ce moment béni, cet état de grâce, cette matinée parfaite, s’en sont allés dans un passé que nul n’a jamais rattrapé. Le présent de demain ne sera pas le présent d’hier. Le soir efface tout. La nuit est propice aux plus froides angoisses, dans le noir on voit si bien le futur qu’il nous arrive de voir notre passé. On passe et repasse la bobine, on rumine. Ce cinéma nocturne est généralement mauvais pour la santé.
À l’aube, il faut remonter le décor, refaire la mise en scène, redémarrer la machine à café, prendre une longue douche, s’arranger devant le miroir pour faire bonne figure, consacrer le temps qu’il faut à se mettre dans la peau de soi-même. Voilà l’entrée en scène des acteurs, des comédiens qui ne savent pas leurs répliques, mais qui devront les inventer pour créer une matinée heureuse, une parenthèse, un moment. Plus rien n’existe que cet instant, que cette scène où nous discutons, Marie et moi, en buvant notre tasse de café. Mais le meilleur, c’est quand elle ne dit mot, quand je garde moi-même le silence, et que nous nous entendons penser, elle dans ma tête et moi dans la sienne.
Inutile de lutter contre la fugacité et l’éphémère, dirait le sage. La belle vie n’est rien d’autre que ce café pris avec Marie, une suite de matinées, une heure, une seconde, le sourire de ma fille qui s’en va au collège, ma petite-fille qui m’annonce sa visite, cet instant où tu sais que tu es au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. Ces matins auront été autant de beaux présents au cours d’une vie qui ne fait pas de cadeaux. Le sage dirait encore: la vie dure le temps d’une étincelle qui s’envole au-dessus des braises et des flammes. Dans le langage de l’éternité et du point de vue de l’infini, le mot longévité n’existe pas. Nous savons tous qu’un jour ou l’autre le rideau tombera. Mais en attendant, répétons. Chaque matin nouveau est encore plus précieux que celui d’hier, appelons cela, avec Romain Gary, «la promesse de l’aube».