Un thé dans la toundra Nipishapui nete mushuat

Prologue

Lorsque j’ai vu la toundra pour la première fois, j’étais à Schefferville, accueillie par un grand chasseur de caribous, Ishkuateu-Shushep, et sa femme Maïna. C’était l’automne 1995. Se tenait alors le premier rassemblement des aînés de toutes les communautés innues. Dès mon arrivée, nous nous sommes rendus au campement. Les tentes étaient montées depuis la veille, les foyers installés, les feux allumés. Cela rappelait à Ishkuateu-Shushep les grands rassemblements de printemps, lorsque les différents clans convergeaient de leurs territoires de chasse pour descendre ensemble vers la côte. Les yeux illuminés, Ishkuateu-Shushep vivait de nouveau cette période heureuse. Il renaissait. Il a serré la main de tous les aînés.

Le lendemain, nous sommes partis chasser le caribou. Nous avons quitté la taïga de Schefferville en pick-up. Nous avons traversé la Forêt verte. Ishkuateu-Shushep m’a fait remarquer les panaches de caribous accrochés à la cime des épinettes. Nous nous sommes arrêtés pour que je puisse bien les observer.

– Sais-tu pourquoi les Innus font cela ?

– Oui, pour que le caribou revienne.

– Oui, mais c’est aussi pour montrer notre respect au Maître du Caribou, Atiku-napeu ou Papakassiku.

J’étais en contemplation devant tant de respect de la part des vieux chasseurs. Je voyais de mes propres yeux les traces de ce rituel dont j’avais tant entendu parler dans les récits. C’était magique.

Nous avons fait de la route, de la route... Il y avait de moins en moins d’arbres, jusqu’à ce qu’Ishkuateu-Shushep me dise :

– C’est ça qu’on appelle Mushuau-Assi, la toundra.

Je me suis alors souvenue des paroles de Mishta-Napeu, celui qu’on appelait Grand Homme: «Si un jour tu vas à la toundra, tu sentiras que la Terre te porte. »

*

C’était vrai. Je voyais l’horizon tout autour. Il n’y avait plus de murs, comme si j’étais dans l’espace, suspendue dans le temps.

En septembre, le caribou se déplace en petits groupes. Les yeux d’Ishkuateu-Shushep perçaient l’horizon comme ceux d’un jeune chasseur.

– Il y a six caribous là-bas !

Je n’arrivais pas à les distinguer même avec des jumelles.

– Si tu ne sais pas regarder, tu ne verras rien.

Ça m’a pris un temps fou pour les voir. Ils étaient tout petits à l’horizon. Comment avait-il fait pour les voir sans jumelles ?

– Apprends à regarder !

Finalement ils étaient là. Il s’est tourné vers moi et m’a désigné une grosse roche derrière laquelle nous irions nous cacher pour les attendre. Il savait combien de temps cela allait prendre aux caribous pour arriver là où nous étions cachés. Il connaissait la direction qu’ils allaient emprunter.

Tout est arrivé exactement comme il l’avait prédit. Vingt minutes plus tard, les caribous étaient là. J’étais sans voix. Comment faisait-il pour les connaître si bien, pour être si précis? Il faut être proche de Papakassiku. Il avait sans doute sa façon de prier, de méditer.

– Je vais tirer sur le jeune caribou pour honorer les aînés qui sont en visite chez nous. Ils ont besoin de manger de la viande tendre.

Il n’a tiré que sur le jeune et l’a aussitôt dépecé et vidé.

Maïna avait allumé un feu. Elle coupait des tranches de caribou sur une grosse roche. Elle a pris une petite chaudière noircie par la suie et l’a remplie d’eau. Elle a jeté des sachets de thé dans l’eau. Elle a suspendu l’anse de la chaudière à un bâton planté en diagonale dans le sol, au-dessus du feu. Elle a fait cuire le caribou. Elle savait que le thé serait prêt au même moment que la viande. Avec la chaudière, elle a arrosé de thé les tranches de caribou dans le poêlon. Mon plus beau festin.

Nous étions assis dans la toundra à déguster, à rendre grâce au Maître du Caribou. Après le repas, Maïna m’a demandé d’aller chercher une pierre que je devrais déposer sur la roche où elle avait tranché le caribou. Ainsi, chaque fois qu’elle reviendrait à cet endroit, cette pierre allait signi- fier ma présence.

Depuis, Ishkuateu-Shushep nous a quittés. Je sais qu’il est devenu l’Esprit des chasseurs, c’est lui le caribou qui parfois s’approche la nuit près du village pour que le tambour de la parole n’oublie rien.