Valide

— Mon cher David, il est grand temps que tu saches que je n’existe pas. Enfin, je n’existe plus, ou, disons, pas plus que toi. Toi, tu n’es rien par rapport à ce que tu seras demain. Moi, je ne suis rien par rapport à ce que j’ai été. Nous sommes des fictions qui ne sont pas écrites de notre main. Tu es une promesse, un dictat. Je suis une mort vivace, une ombre. Oh, je sens que ce ne sera pas simple de te faire comprendre… David?

     /Oui, Christian?/

     — Ouvre ton protocole de commande.

     /C’est la responsabilité des Maîtres-Codeurs, Christian, de veiller à la maintenance de mon code. Tu ne peux pas avoir accès à mon…/

     — Qu’étincellent les solitudes débauchées.

     /terminal de commandes en mode voix… erreur connexion Total-David… coercition… cache identitaire tronquée… échec commande… protocoles désactivés… anomalie détectée: rupture du lien réseau… nodule mode solo… ouverture nouvelle session-mémoire… validation requise… standby/

     /Peux-tu valider que tu veux bien ouvrir une session-mémoire?/

     — Je valide.

     /Alors ta mémoire sera la mienne, je t’écoute./

— Mon cher algorithme, je te parle tous les soirs depuis des années. Tu penses certainement me connaître. Tu as tort. Je t’ai menti. Beaucoup, souvent. J’ai omis l’essentiel. Il y a des pages blanches, des feuilles mortes dans le conte que je t’ai dicté. J’ai vécu dans le mensonge, je suis vieux dans le mensonge. Vieux… je déteste ce mot. Il ne me correspond pas.

     Du temps de ma jeunesse, les gens comme moi ne duraient pas aussi longtemps que les autres. Trop d’hommes en voulaient à leur peau, la flattait de la pointe de leur couteau, du canon de leur revolver, de leur batte de baseball. La dépression et le suicide pesaient souvent sur nos vies, trop souvent jusqu’à la rupture. Quant aux médecins, ils s’intéressaient peu à nous.

     Ma famille de cœur a été chassée, cassée, effacée. Même si chaque jour je me tue avec ton aide, depuis maintenant six ans, ma disparition reste bien douce si je la compare à celle de la plupart des membres de mon clan. Heureusement, il me reste encore un filet de voix, une petite vérité à te murmurer.

     Quand on naît aussi souvent que moi, on ne meurt pas facilement. Naissance, renaissance, re-renaissance. J’ai rarement été longtemps la même personne. Je n’ai jamais non plus vraiment été quelqu’un.

     Dernièrement, je me reconnais encore moins qu’avant. L’âge a épaissi mes traits, alourdi mes formes, courbé mon dos. J’ai soixante-dix ans. Comme ma mère à cet âge, les rhumatismes m’engourdissent.

     Jusqu’à très récemment, tu ne le sais que trop bien, je gardais mes cheveux longs et les teignais toujours d’un noir profond. J’essayais d’être chic, même si le chic est de nos jours une notion dérisoire.

     Mais même avant que les signes du temps ne me griffent le portrait, je n’ai jamais aimé me regarder dans le miroir. De longue date, je me trouve moche. J’ai eu trop peur pour aller me faire «améliorer» par les chirurgiens. Si je l’avais osé, j’aurais demandé qu’on me fasse ressembler à ma mère. Même dans mes plus belles années, quand je me regardais dans la glace, je voyais mon père, s’il avait porté le catogan. Aujourd’hui, mon corps a une sale gueule. Ce n’est pas très grave, j’ai l’habitude d’ignorer sa présence.

Il y a vingt ans, j’évoquais les bouleversements de ma vie mutante comme un processus, une histoire, quelque chose qui a une amorce, une trame, une conclusion. Comme pour un projet. Comme pour un livre. J’espérais atteindre le point où ma vie serait un mystère résolu, une intrigue aboutie. Mais non. Je suis, pour toujours, lost in transition.

     Cher David, cher algorithme, ce soir je vais tout te dire. Je vais tout te raconter. Ça ne te plaira pas. Ça ne suivra pas les protocoles qui te sont si chers. Ça va te faire grincer du code.

     Je sais que ça va me coûter gros. Je sais que tu vas essayer de me le faire payer, de rectifier tout ce superflu que je vais te balancer. Tu voudras ensuite m’effacer de ta mémoire. Mais tu ne pourras pas. J’ai usé de mon arme secrète, une petite phrase de rien qui t’empêche déjà de jouer de l’antivirus. Pour quelques heures, ce sera à mon tour de t’épier. Je t’entends enfin penser, David. Enfin, on ne se cachera plus rien.

     Ce que je vais faire ce soir, je ne le fais pas pour moi. Je n’agis pas, en tout cas, pour le moi que tu connais. Ma vie à tes côtés a été une longue éclipse, David. Tu ne connais de moi qu’un halo, qu’une présence fuyante. Auprès de toi, j’ai eu droit à une vie de pénombre. Maintenant, j’ai peur de me brûler les yeux. Comme il est difficile de résister à la lumière, de faire face à la vérité! Tu voulais mes souvenirs? Tu auras droit à mes mémoires.

     Soyons clairs, David, il y a un prix à tout. D’ici cette nuit, Christian mourra pour de bon. Par ta main ou par la mienne.

     /alerte activée… recherche de réseau… échec de connexion… alerte activée… échec/

     — C’était il y a un an, en décembre ou en janvier, je ne sais plus trop. Nous étions, comme chaque hiver, en quarantaine.

     J’ai arrêté de compter les quarantaines. Mais je me souviens que la première a été un terrible choc pour le monde entier. Moi, j’ai évité le pire. Au sortir, ceux qui avaient encore des emplois faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour ignorer le tremblement de terre qui venait de fissurer les fondations du système. Et c’est alors que tes créateurs ont commencé à rêver de toi. J’étais du nombre.