Vieillir

Est-ce que je t’ai déjà dit
pourquoi je ne voulais pas vieillir ?

je ne veux pas voir la peau de mes mains se tacher, ratatiner, trembler
parce que ce sont bien les mains qui partent en premier, non ?

palmipèdes aux pieds ongulés taches brunes palmes froissées toujours ces mains ridées
devant mes yeux
pendant que tout le reste échappe à la vue pendant que le reste du corps essaie de s’échapper pendant que le verre aux trois quarts vide

réussit à s’enlever des doigts
– même la tasse tinte sur la soucoupe et pourtant il y a l’anse –
avant d’avoir touché les lèvres
le verre disparaît de mes doigts parfois où est-il, où est-il passé ?
transparent, invisible
pendant que le liquide maudit se répand parmi la vitre éclatée
sur le plancher, comme du sang
sur le plancher de la salle à manger
les autres vous regardent
les autres qui n’ont pas vieilli

les autres qui vous traitent de vieillarde comme si c’était une maladie
la lèpre, la syphilis
vous êtes infecté par une maladie mortelle pas de pénicilline

à chaque année, on vous vaccine
pas de vaccins, vous n’avez donc pas été vacciné ?

est-ce que je t’ai déjà dit
pourquoi je ne voulais pas vieillir ? je ne m’en souviens plus

moi qui n’ai pas eu d’enfance je ne veux pas y retomber je ne veux pas qu’on s’occupe de moi
qu’on me prenne par le bras dans les escaliers

mon dieu, plus personne ne veut me toucher et quand je regarde
avec mes yeux usés
ce que je vois déjà ne m’appartient plus

tu n’as encore rien vu, mémère
la vie ne fait que commencer, pépère
eh bien, laissez-moi vous dire, les enfants que la mort dure plus longtemps que la vie vous le saurez

essayez donc de vous mettre au garde-à-vous avec une canne
essayez donc de vous tenir le dos droit
c’est la canne qui vous porte au bout de son doigt de bois qui pointe vers le sol

où tu vas
elle parle toute seule ne l’écoute pas

comment crier quand on n’a plus de voix ?
est-ce que je t’ai dit pourquoi je ne voulais pas vieillir ?

à l’aide ! au secours !
on me fait mal
la peau est prise dans la fermeture éclair mon bras est ankylosé
je n’arrive pas à le bouger l’eau est trop chaude
l’eau est trop froide l’eau est trop tiède je meurs
je me meurs

je ne veux plus chercher mes clés oublier de compter la monnaie
avoir peur quand je sors du guichet et qu’il y a quelqu’un de jaune

ou quelqu’un de noir qui attend
mais qui n’a pas encore sorti sa carte de débit
qui me regarde trembler en poussant la mienne trop à fond dans le portefeuille des banques impossibles
des chèques et des pensions
et des crédits d’impôt à réclamer et des modifications à la fiscalité pour personne âgée

quelle poésie, mon dieu quelle épouvantable poésie de voir apparaître le premier du mois la rente
le chèque de retraite
la sécurité de la vieillesse la sécurité

de la vieillesse la sécurité...

tu l’as vu, lui ?
alerte
tu l’as vue, elle ?
et tu as vu son bras cet étrange tatouage cet étrange personnage au sexe sorti oui, je sais que c’est un sexe

le sexe du diable, il est fourchu et sais-tu ce qu’elle veut
quand elle dit :
« tu as encore de beaux yeux »

pourquoi « encore »...
t’ai-je déjà dit pourquoi je ne voulais pas vieillir ?

je réclame le droit d’aller aux toilettes seule ou de ne pas y aller
pense, pense à tout
mais il n’y a rien qui veuille se laisser penser

il n’y a que le passé qui accepte si facilement d’entrer « entrez, mais entrez donc ! »
ce sont les joyeux troubadours

autrefois, ça commence toujours par autrefois il y avait des animaux dans les villes
il y avait des poules chez le voisin et des clapiers à lapins

pas seulement des chiens et des chats et des serins

autrefois, autrefois
on partait en excursion six à la fois
pour monter à bord du tramway ou douze, tous bien cordés

pour se rendre au bout de l’île de l’autre côté de la ville et plein d’hommes nous regardaient avec des chapeaux presque sur le nez

il y avait des fermes ici
où il y a la station de métro Montmorency une bouche de métro
mon dieu, il y a des bouches partout toujours prêtes à nous avaler
ils ont installé des portes qu’on n’arrive pas à pousser des escaliers qu’on ne peut pas monter
et le regard des usagers
sur le personnage qui vient d’entrer
sur le vieux
sur la personne âgée sur la personne usagée
la peur, la peur d’être contaminé

le temps contamine tout
des ouvriers réparent le mur de la station Laurier il y a du noir agglutiné
comme du vomi sous les tuiles
mon dieu, comment est-ce que ça a pu s’infiltrer là ?

t’ai-je déjà dit
que je ne voulais pas être le dernier quand le monde va s’écrouler
quand c’est la fin du monde que les immeubles trop hauts tombent comme des pierres usés, usés
par en dedans
c’est l’intérieur qui se dégrade installons un nouvel ascenseur dans l’immeuble en ruines
les rues s’affaissent

les trottoirs s’égrainent
les poteaux de téléphone noircissent et on peut planter un doigt à la base dans le bois pourri
tu comprends, la rouille
ça m’a pris des années c’est l’avertissement
tout dépérit
tout sera détruit
mais personne n’écoute les prophéties

annoncer la fin des temps est toujours suspect quand on a les cheveux blancs

« bien sûr, grand-père c’est la fin du monde »
les jeunes ne savent plus lire
les graffitis ne veulent rien dire on retourne aux pictogrammes au signe pour le signe
au signe pour la surprise du signe pendant que je cherche dans un tiroir un souvenir, une photo
un mot écrit sur un bout de papier l’enfer est une question privée

t’ai-je déjà dit pourquoi je ne voulais pas vieillir ? m’arrêter tout à coup au coin de la rue
ou
à la porte de la chambre ne plus savoir pourquoi je suis ici

pourquoi je suis rendu là