Couverture du livre Fait par un autre
Portait de Shannon Desbiens

Un choix de Shannon Desbiens

Libraire, Librairie Les Bouquinistes (Chicoutimi)

Portait de Shannon Desbiens

Un choix de Shannon Desbiens

Libraire, Librairie Les Bouquinistes (Chicoutimi)

Fait par un autre

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En vedette L'inédit de... Simon Roy Choix de personnalités

FAIT PAR UN AUTRE

À PARAÎTRE AUX ÉDITIONS DU BORÉAL

À L’AUTOMNE 2021

 



UN PEINTRE

Un air d’opéra sature la chambre de l’hôtel Laurentien, au coin des rues Peel et Dorchester à Montréal.

Un lourd chevalet en merisier est placé en angle près de la fenêtre. Flotte dans la pièce une odeur d’huiles et de térébenthine. Canevas, pinceaux, tubes de couleurs envahissent pêle-mêle l’espace. Mû par une passion incarnée, comme un ongle qui pénètre la chair, un jeune homme se cloître dans la pièce devenue chapelle de couleurs. L’exaltation, plus puissante que saint Michel et toutes ses milices célestes, échappe à sa volonté. Un degré de communion aigu limite sa conscience à cette Trinité nouvelle : son œil, le pinceau et la toile. En symbiose avec l’œuvre, il éprouve une félicité supérieure au bonheur vulgaire, qui l’aspire dans un tourbillon insensé pour qui n’aurait expérimenté pareille jouissance mystique.

Il s’applique à ce que le trait enveloppe la forme. La face interne de la cuisse, le plat du haut de la poitrine. Les zones anguleuses contrastent avec les rondeurs. Il apprécie la justesse des masses, jauge les volumes des corps. Il ajuste la courbure des seins, renforce quelques lignes, rectifie la position d’un bras, réchauffe la couleur. L’incidence de la lumière, la création d’ombres et de rehauts, tout contribue au modelé harmonieux des figures. Il en prend conscience à mesure que ses insatisfactions l’amènent à retoucher ses ébauches. Il s’ingénie à insuffler aux œuvres la portion bénie de son âme.

Maculé lui-même de couleurs, il peint dans un état second des aquarelles et des gouaches sur du papier Arches. Pas question de lésiner sur la qualité : plus la surface est lisse, plus le trait est net. Il esquisse des ports, des bateaux, mais surtout des nus de jeunes femmes, des mains, des torses. Il trempe son pinceau dans les ocres, jalonne de longues étincelles saccadées, reproduit les nuances de la carnation des visages. Plus tard quand il jaillira de cette sphère, il se rappellera comme en rêve la violence des coups sur la toile.

Il travaille vite, les couleurs se posent sur le papier, vivantes, vibrantes, et les images figées s’animent presque magiquement sous ses doigts. Il attaque les portions les plus éclairées pour passer ensuite aux saillies plus sombres. Il dépose çà et là un peu de bleu dans les chairs pour affiner les ombres des zones plus foncées, retravaille les volumes dans la peinture encore fraîche, ajoutant ici de l’ocre clair, là des roses à partir d’un terre d’ombre brûlée et des violets tirés d’un bleu outremer. Ici deux coups de pinceau, là un seul.

Pour adoucir les formes et obtenir une finesse de trait, il absorbe l’excédent de cette orgie de couleurs avec un chiffon. Grâce à de légers lavis bleus, il ombre les jambes tout en dégageant les hanches, les fesses. Il ébauche la figure avec une fine couche d’alizarine cramoisie qu’il module avec des mélanges de rouge de cadmium, d’ocre jaune et de blanc. En juxtaposant des couleurs chaudes ou froides, il arrive tantôt à creuser l’espace, tantôt à lui donner du relief. D’une touche à la fois simple et précise, il souligne les traits descriptifs autour des jambes et des bras pour découper le corps de son environnement, intensifie les touches de noir d’ivoire dans les cheveux, y combine quelques accents de bleu de cæruleum.

Les formes deviennent enfin creuses.

Étendu par terre en caleçon parmi une centaine de toiles, il émergera une semaine plus tard de sa transe créatrice.

Il aime penser qu’il est peintre.

 

 

VU CHEZ BERNARD

Qu’est donc devenu Réal Lessard? On arrive à trouver sur YouTube des reportages, rares, le mettant en valeur. Il ressort de ces documents qu’il n’a jamais cherché à jouer au personnage flamboyant; le chapeau panama, les grosses lunettes teintées et les manteaux en poil de singe, il laisse ça à d’autres. Quand on l’écoute en entrevue, il est étonnant de constater à quel point, pour un artiste de sa réputation et de son talent, il a le réflexe de se déprécier, comme s’il cultivait encore après toutes ces années une piètre opinion de lui-même, surtout de son travail réalisé dans ses années de jeunesse. Modeste, il dit considérer qu’il n’a fait que contribuer à compléter l’œuvre inachevée de ceux qui l’ont inspiré.

Ici, on le voit arborant veston marine et cravate rouge, reçu avec tous les honneurs par Bernard Pivot sur le plateau de l’émission littéraire Apostrophes pour parler de son populaire ouvrage L’amour du faux et de la notion de propriété intellectuelle. Il est en compagnie de pointures telles que Jacques Attali ou Pierre Assouline. Impressionné par la perfection du travail de l’artiste québécois, Attali dira : « Lessard apporte à la peinture du XXe siècle une troisième dimension, l’interprétation. »

Là, dans cette autre vidéo, l’artiste est entouré d’admirateurs et d’amis dans un vernissage d’une de ses expositions. S’y font entendre en fond sonore les détonations joyeuses des bouteilles de champagne qu’on débouche. L’amour du faux aurait pu avoir des conséquences dévastatrices sur ses activités de peintre, « un effet terminal », dit-on dans le court reportage, tant Lessard y dévoile le schème d’une des plus éclatantes arnaques de l’histoire de l’art, mais ses révélations lui ont au contraire permis de se propulser comme d’un tremplin en tant qu’artiste assumé. Car s’il continue de peindre des toiles à la manière des maîtres du XXe siècle, Lessard cette fois les revendique en les signant de son propre nom.

Ailleurs, un client à la moustache en trait de crayon se dit convaincu qu’il a fait la bonne affaire en se portant acquéreur d’œuvres peintes par le Québécois : elles sont dignes de celles des plus grands, mais à prix bien plus abordable. Il confie même à la caméra qu’il considère les tableaux de Lessard, qui emprunte à la technique et au style de Modigliani, supérieurs aux toiles de l’Italien lui-même : « Lessard peint mieux que Modigliani », conclut le client d’un ton couperet.

Dans un autre extrait, Réal, en chemise légère, est filmé en train de prendre l’apéro sur une terrasse surplombant Marrakech. N’ayant jamais eu l’air aussi soulagé, libéré du poids d’années de secrets, Lessard coule une vie douce entre la Belgique et le Maroc. Le voici au marché public, regardant des musiciens performer au milieu de la place. La « ville rouge » a fini par l’imprégner au point où il y revient constamment pour faire le plein de ses couleurs, de ses sensations, de ses paysages. Il ne se lasse pas de contempler ses remparts sublimés par la lumière du couchant.

N’est-il pas étonnant que le faussaire soit devenu un artiste à part entière, très bien coté même, au point où la célèbre salle de ventes parisienne Drouot fasse le commerce de ses toiles? Ironie du destin, il paraît même qu’on a commencé à trouver de faux Lessard sur le marché. Le principal intéressé s’amuse de la situation, conscient qu’il serait plutôt mal placé pour la décrier.

Étant allé à la bonne école auprès du marchand d’art Fernand Legros pendant nombre d’années, Lessard ne laisse pas filer une bonne affaire quand elle point. Vers la fin de sa vie, le roublard a exploité un nouveau filon lucratif : on peut via internet, à partir d’une photo, passer une commande d’un portrait de soi-même réalisé par Lessard à la manière d’un maître illustre. On opte pour un peintre, Braque, Matisse, Chagall, Picasso… On choisit les dimensions du tableau et voilà le prix qui s’affiche, quelque part entre sept et dix mille euros.

 

JOUER SUR TOUS LES TABLEAUX

Depuis quelques mois, j’ai pris l’habitude de me rendre à la bibliothèque pour faire avancer mes recherches sur l’univers des faussaires dans le monde des arts. Les chapitres de L’amour du faux que je lis ce matin traitent entre autres du fait que Réal Lessard travaille parfois avec ses doigts. Il a recours à cette technique notamment quand il peint des taches de lumière, comme celles qu’on retrouve autour du Pont de Londres de Derain. Lessard prétend que si des spécialistes analysaient avec la technologie moderne la toile aujourd’hui exposée au MoMA, ils seraient capables de repérer ses empreintes incrustées dans la peinture. Je trouve surprenant que personne n’ait encore songé à le faire.

Cette lecture me permet de faire des découvertes étonnantes. Par exemple, on n’y penserait pas, mais la poussière puisée dans un sac d’aspirateur peut avoir son utilité, comme de vieillir le revers d’une toile qu’on cherche à faire passer pour une antiquité. Il arrive parfois à Lessard de mélanger à des émulsions d’acrylique du lubrifiant sexuel, question de remplacer la peinture à l’huile. Il n’est pas qu’un excellent peintre, mais un artisan débrouillard aussi. Il peut reproduire des craquelures, même imiter des chiures de mouches. Il met la toile au four pendant quelques heures à basse température, un peu comme pour la cuire afin que la pâte devienne dure comme de l’émail, une pratique répandue dans le milieu des contrefacteurs. Lessard n’a pas inventé la technique : Elmyr de Hory, Wolfgang Beltracchi, Han van Meegeren, David Stein, Guy Ribes ne s’en sont pas privés. Or le truc n’est pas infaillible pour autant : pour détecter un faux, il suffit de piquer la pâte du tableau au moyen d’une épingle; si elle s’y enfonce, c’est signe que ce n’est pas sec jusqu’au cœur, donc que l’œuvre, qu’on veut faire passer pour ancienne, est plutôt récente.

Certains faussaires vont se procurer des toiles d’une lointaine époque, par exemple du XVIIe siècle, puis ils grattent avant de repeindre dessus. Si des experts sont appelés à examiner le canevas, ils n’ont guère le choix de certifier sa provenance, puisqu’on parle alors d’une toile sortie littéralement de ce siècle…

Dans ses temps libres, Réal court les bric-à-brac, fouille les marchés aux puces à la recherche de croûtes qu’il ne paye pas cher, rarement plus d’une vingtaine de dollars. Puis il les recouvre d’une couche bien épaisse de noir de plomb pour faire écran aux rayons X et à la lumière infrarouge. Quand la peinture a bien séché, il les passe au blanc de zinc, de telle sorte qu’il est en mesure de travailler sur une surface vierge. Mais l’intention derrière toutes ces précautions est de rendre impossible pour un enquêteur de découvrir que le Matisse supposément authentique payé à prix d’or a en réalité été peint sur une toile récente.

 

LA BROMA

Un ami apporte à Pablo Picasso une toile peinte par le maître lui-même. Après l’avoir examinée avec attention, ce dernier la lui rend alors que ses lèvres dessinent une moue de dédain. Il est el Gran Pablo et bien conscient de l’être; personne n’est mieux placé que lui après tout pour savoir qu’il s’agit d’un faux : « ¡Salta a la vista! »

Le lendemain, le même ami lui apporte cette fois une toile qu’il sait être fausse. Le peintre la regarde quelques instants, le temps de se faire une opinion :

     –  Celle-là aussi est fausse, lui dit-il sans ambages. Regarde mieux, cabrón! Cette toile n’est pas de moi, ça crève les yeux!

Le troisième jour on lui en apporte une autre. Le verdict est maintenu : encore un faux!

     Mais Pablo, lui dit l’ami, je t’ai vu peindre celle-ci de mes propres yeux il y a quelques semaines… Comment peux-tu prétendre que…

Les mains levées subitement à la hauteur du visage, Picasso l’interrompt avec un petit sourire en coin, amusé d’avance par ce qu’il s’apprête à dire :

     ¿Y qué? Tu sauras que je peux peindre de faux Picasso aussi bien que n’importe qui!



MANSONVILLE, PQ

Né le 15 novembre 1939 dans la paroisse de Saint-Cajetan à Mansonville, Réal Lessard passe les dix-sept premières années de sa vie dans une maison en bois blanc de quatorze pièces, à proximité de la frontière avec le Vermont. Il est le troisième d’une famille de huit enfants, dépourvue de toute fibre artistique. À la petite école, il ne reçoit aucun enseignement particulier afin de parfaire sa technique pour le dessin. Ses parents ne l’encouragent jamais à s’entraîner en dépit de ses aptitudes évidentes. Comme Mansonville offre peu de distractions, il dessine pour ainsi dire sans relâche et s’adonne à l’exercice avec un plaisir manifeste. Tout jeune dans la cour de récréation, il exécute au fusain des portraits de ses camarades de classe sur le pavé.

Fonctionnaire dans l’administration publique, le père entretient un rapport avec le monde de la culture limité à ce qu’il peut entrevoir dans sa lecture du journal le dimanche, tandis que Réal se languit d’aventures, de voyages en Amérique du Sud, rêvant de peintures modernes illuminées de couleurs chaudes. Sur un mur de sa chambre est affichée une image du Pain de Sucre afin de garder vivant son projet de quitter plus tôt que tard ce Québec aussi conservateur que les soutanes noires qui le régentent.

Si Émile Lessard n’a cure des ambitions artistiques de son fils, Pauline n’a jamais découragé Réal d’explorer cette voie, jusqu’à ce jour où, à la télévision, elle a regardé avec son garçon deux films portant sur des artistes. Le premier, Montparnasse 19 sur Amedeo Modigliani, incarné par l’acteur Gérard Philippe; le second sur Van Gogh, Lust for Life, avec Kirk Douglas dans le rôle du peintre. Deux destins marqués par la tragédie : l’un mourra dans la misère à l’âge de 35 ans, tandis que l’autre se mutilera, en proie à une crise de démence. Après avoir vu ces films, la mère de Réal s’est mis en tête que tous les peintres sont voués à finir maudits et a donc pris sur elle de sauver son fils du malheur : pas question que son enfant se coupe l’oreille, croupisse dans la misère ou meure d’une cirrhose. Non! Réal deviendrait avocat comme le voisin d’en face.

 

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