Couverture du livre Habiter la crise
Portait de Camille Toffoli

Un choix de Camille Toffoli

Essayiste

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Habiter la crise

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ALQ

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En vedette L'inédit de... Camille Toffoli Choix de personnalités

Habiter la crise

Au printemps 2020, alors que la pandémie de COVID-19 mettait le monde sur pause, une amie m’a prêté son appartement pendant quelques semaines afin de me permettre de m’évader d’une situation de colocation conflictuelle. Elle avait profité du confinement pour s’exiler hors de la ville avec son conjoint et leurs deux enfants. Je me trouvais donc seule avec mes angoisses eschatologiques dans un grand 6 ½ qui hébergeait d’ordinaire les petites crises et les jeux. Toute l’heure suivant mon arrivée, j’avais déambulé dans les différentes pièces en observant avec fascination chaque élément du décor où se côtoyaient harmonieusement les lampes vintage les bouquets de fleurs séchées et les bricolages enduits de glitter.

Même si mon amie m’avait répété plusieurs fois de faire comme chez-moi, même si chaque recoin de ce logement respirait l’hospitalité, mes réflexes m’empêchaient d’y prendre réellement mes aises. Je travaillais et mangeais au même coin de la grande table de cuisine, utilisais toujours les mêmes couverts que je lavais automatiquement après chaque repas, dormais sans bouger sur le rebord de son lit queen.

Un soir de désœuvrement, j’ai fini par enfreindre les consignes de santé publique en invitant un ami à souper, et sa réaction dithyrambique en rentrant dans l’appartement, sa manière de scruter les lieux avec intérêt, presque comme s’il s’agissait d’un musée m’ont permis de mieux cerner mon sentiment d’étrangeté. J’étais infiniment chanceuse de pouvoir me réfugier dans un endroit aussi chaleureux en ces temps de panique collective, mais mon habitation temporaire me ramenait, par contraste, à ma solitude et à ma précarité financière. Les murs de briques et les jouets en bois m’y laissaient entrevoir ce que ma vie aurait pu être si j’avais fait d’autres choix.

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Pendant cette même période, je rédigeais des demandes de subvention pour un projet de reportage graphique que je souhaitais réaliser en collaboration avec une amie artiste visuelle. Une partie importante de la démarche consistait à faire des entrevues avec des femmes vivant dans différents types de logements sociaux. L’idée nous était venue quelques mois plus tôt, alors que nous venions d’emménager dans une coopérative d’habitation où nous côtoyions de nouvelles voisines aux profils et aux parcours locatifs fort différents des nôtres. Certaines étaient des mères monoparentales confrontées à la difficulté d’assumer seule le loyer d’un appartement assez grand pour loger décemment leur famille. D’autres s’étaient retrouvées temporairement sans logement suite à des séparations difficiles. Nous voulions parler de la précarité des femmes locataires, de la manière dont cette précarité informe leur rapport intime au chez-soi. Nous souhaitions rendre hommage à leurs résistances quotidiennes et à leur militantisme.



Le contexte pandémique conférait à notre entreprise une pertinence accrue, parce que le confinement exacerbait les inégalités entre les différentes classes de locataires. Alors que certain·es transformaient une partie de leur salon en studio de yoga et construisaient des jardins de balcon, d’autres installaient leur bureau dans leur cuisine, qui était également devenue l’aire de jeux de leurs enfants. Pendant que les boutiques de décoration étaient en rupture de stock, les listes d’attentes des ressources pour femmes victimes de violence conjugale s’allongeaient à un rythme exponentiel.

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En entamant mes recherches, j’ai été surprise de trouver difficilement des écrits féministes abordant les problèmes de logement. Beaucoup de textes sur le travail domestique ou sur la figure de la desperate housewife, mais peu qui interrogent la difficulté de se loger et ses impacts concrets sur la vie des femmes. Pourtant, ces enjeux sont intimement liés à d’autres questions traditionnellement investies par les féministes, comme la conjugalité ou la parentalité. Par exemple, l’incapacité de payer un logement seule peut inciter à rester dans un couple dysfonctionnel. La santé relationnelle d’une famille est directement influencée par l’aspect des lieux où celle-ci évolue. Les chicanes éclatent plus facilement dans un appartement contigu où on vit entassé·es que dans une maison de banlieue où chacun·e a son espace d’intimité.

Dans son essai Chez-soi : une odyssée de l’espace domestique, Mona Chollet explique bien cette corrélation en affirmant que « si les maisons sont des "moules psychologiques" […] ce n’est pas seulement par leur salubrité, leur confort et leur esthétique, mais aussi par les configurations relationnelles qu’elles autorisent ». Les espaces que nous avons la possibilité d’habiter conditionnent les libertés que nous nous autorisions ou non, ils informent nos attentes face à l’amour et à la famille.

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Nous entamions ce projet de documentaire alors que Montréal subissait, à l’instar de plusieurs autres villes nord-américaines, une crise du logement sans précédent. Depuis l’été 2020, un nombre record de locataires se sont retrouvé·es à la rue. On a vu apparaître des campements permanents dans des terrains vagues et sur des bordures d’autoroute. Dans des quartiers comme Hochelaga-Maisonneuve, où il était encore possible récemment de louer un appartement à bon prix, les condos se multiplient à un rythme effrayant. Des articles sur la hausse du prix des loyers et les expulsions locatives paraissent à tout bout de champ. Aucun de ces phénomènes n’est inédit, mais leurs manifestations se multiplient désormais à un rythme exponentiel.

Il y a quelques années, je voyais souvent des yeux se tourner vers le ciel dans les franges moins militantes de mon cercle social lorsque je me mettais à parler de gentrification. Maintenant que même les personnes ayant un salaire acceptable se demandent si elles pourront demeurer en ville à long terme sans aboutir dans un demi-sous-sol, les critiques qui sonnaient alors alarmistes semblent désormais à propos. Tout le monde connait quelqu’un·e qui a été récemment rénovincé·e, et les appartements qui ont à la fois du cachet et un loyer économique nous paraissent désormais suspects. Pour la première fois, je ressens une inquiétude partagée, une difficulté à se projeter dans le temps quelque part, d’imaginer à quoi ressembleront nos milieux de vie dans cinq, dix, quinze ans.

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Notre projet documentaire s’est tranquillement concrétisé. J’ai passé un après-midi chez une locataire de HLM qui m’a énuméré tous les conjoints violents avec qui elle avait vécu, et qu’elle avait fui chaque fois en paquetant à la hâte ses quelques effets personnels. Elle fumait à l’intérieur et je l’ai spontanément accompagnée en enfilant aussi les cigarettes. Je suis ressortie la gorge sèche, habitée par un sentiment d’impuissance, en me demandant si notre discussion lui avait fait du bien ou si elle avait seulement ravivé des souvenirs douloureux. Ma collaboratrice et moi avons mené une entrevue particulièrement touchante avec une femme qui nous a détaillé les démarches administratives qu’elle a dû mener pendant des années avant d’obtenir un logement adapté où elle pourrait vivre avec sa fille handicapée. Une résidente d’un OBNL pour femmes nous a raconté comment elle s’était retrouvée subitement à la rue à cause d’une mise à pied imprévue et d’un propriétaire intransigeant. Lorsqu’elle s’était présentée au bureau de l’Office municipal d’habitation, on lui avait demandé de fournir son adresse actuelle, et elle avait présenté une photo de son sac de voyage posé sur un banc de parc. En flattant un chat aux longs poils blancs qui était resté couché sur ses genoux pendant toute la discussion, elle nous a confié que son souhait le plus cher était de pouvoir mourir dans son logement actuel.

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Le philosophe Alain de Botton suggère que l’endroit où nous logeons conditionne notre développement identitaire, que notre chez-soi est indissociable de qui nous sommes. À son sens, « [o]n a autant besoin d’un chez-soi dans le sens psychologique que physique du terme : pour compenser une vulnérabilité. Nous avons besoin d’un refuge pour conforter nos états d’âme, parce que tant de choses s’opposent à nos désirs; nous avons besoin que les lieux où nous vivons nous rapprochent des versions désirables de nous-mêmes et stimulent les côtés importants mais évanescents de notre personnalité ».

Dans un contexte où le logement fait l’objet d’une surenchère féroce qui en mine l’accessibilité, je me demande quelles « versions désirables » de nous-mêmes pourront encore exister dans quelques années. Qui deviendrons-nous dans des appartements de plus en plus petits, de plus en plus sombres, de moins en moins salubres? Je me demande comment les mères monoparentales à faible revenu, les assistées sociales et les immigrantes au statut précaires « compenseront leur vulnérabilité » alors que se trouver un endroit où habiter est devenu une aventure périlleuse.

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Sarah Ahmed définit la figure de la feminist killjoy comme celle qui se retrouve à dénoncer les oppressions ordinaires là où les conventions sociales nous apprennent à percevoir de l’harmonie et de la normalité. Elle « expose the bad feelings that get hidden, displaced or negated under public signs of joy ». Dans mon entourage qui rassemble essentiellement des personnes se disant féministes, il se trouve peu de gens ébranlés dans leur enthousiasme quotidien par une critique liée au sexisme ou à l’homophobie, mais quand il est question d’habitation et de gentrification, j’ai souvent l’impression que les discussions informelles mènent vers des terrains minés. J’ai appris à me taire, parce qu’il n’y a rien de plus désagréable que les critiques moralisatrices, parce que moi aussi, je me surprends à rêver d’un grand jardin ou d’une baie vitrée qui m’appartiendrait, mais depuis que je m’intéresse plus sérieusement aux problèmes de logements, j’ai arrêté de me réjouir pour elleux lorsque des gens me parlent de leur nouveau condo acheté à un prix presque décent dans un quartier en plein processus de      « revitalisation ».

Personne ne veut s’imaginer que sa mezzanine ou sa cour arrière participe d’un rapport de force qui en affecte d’autres. On ne veut pas percevoir autre chose que du positif dans l’acte de s’établir quelque part. On accepte avec enthousiasme de traîner ses pots Mason dans des épiceries zéro déchet, de manger végane, d’acheter nos vêtements dans des friperies, mais notre choix d’habitation est une chose qu’on accepte beaucoup moins facilement de déconstruire. L’aspect des lieux où nous vivons est si intimement lié à l’idée que nous nous faisons d’une vie réussie qu’il est difficile d’en remettre en doute les fondements. Le décor dans lequel nous recevons nos ami·es et élevons notre famille, celui qui apparaît en arrière-fond de nos photos et que nous voyons en ouvrant les yeux le matin, tout cela incarne une joie difficile à briser.

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Je repense souvent à une marche que j’ai prise l’hiver dernier avec une amie, alors que la situation sanitaire nous empêchait de nous attabler autour d’une bouteille de vin. En sirotant nos cafés tièdes, nous parlions de nos préoccupations politiques du moment. Elle m’a mentionné son envie de diffuser frénétiquement sur son compte Facebook des pétitions pour la protection d’espèces animales en voie de disparition, mais qu’elle se retenait en imaginant les sourcillements surpris de son entourage. Cela aurait représenté une rupture de ton trop brutal par rapport aux articles du New Yorker et aux potins sur la vie de Céline Dion qu’elle partage d’ordinaire. Sa confidence m’a fait du bien. Je lui ai répondu que moi aussi, depuis que je m’intéressais activement aux problèmes de logement, j’étais habitée par une urgence d’agir. Que j’avais envie de consacrer ma vie intellectuelle à écrire des pamphlets contre l’embourgeoisement et à militer pour des politiques urbaines progressistes, mais que cette posture m’était difficile à assumer.



J’ai appris à prendre la parole et à développer mon sens critique parmi les littéraires, dans des cercles sociaux où une certaine distance ironique est généralement de bon goût. J’ai vite compris comment argumenter à travers des formules bien mesurées, et plusieurs fois on m’a félicité pour mon sens de la nuance. Je me demande souvent si mon indignation trouverait des échos aussi positifs, si on saluerait vraiment la publication d’un texte féministe qui appelle à la fois à la révolte et à la remise en doute de nos choix de vie. Pourtant, ces attitudes sont celles qui m’apparaissent, en ce moment, nécessaires.



Ce texte est constitué de notes de terrain réflexives et d’extraits d’un reportage illustré à paraître aux Éditions du Remue-ménage à l’automne 2022.