Couverture du livre Météo
Portait de Shannon Desbiens

Un choix de Shannon Desbiens

Libraire, Librairie Les Bouquinistes (Chicoutimi)

Portait de Shannon Desbiens

Un choix de Shannon Desbiens

Libraire, Librairie Les Bouquinistes (Chicoutimi)

Météo

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En vedette L'inédit de... Christian Guay-Poliquin Choix de personnalités

Un jour mon oncle m’a dit : « Je suis gris d’âme, tu sais. » J’étais surpris de l’entendre dire cela; lui qui est si enjoué en général. Mais vingt ans et des poussières plus tard, j’ai l’impression de mieux comprendre. Il parlait de coutures sous la peau, de choses qui se brisent sans se rompre tout à fait, de la vie qui déboule, de l’usure tapie dans les méandres des jours. J’en suis là aussi maintenant. J’aime le beau temps comme tout le monde. Mais je préfère quand il pleut.

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Météo, du grec ancien μετέωρος, désigne à la fois ce qui est en haut, qui s’élève, qui s’exalte, ciel, mouvements des nuages, corps célestes mais signifie aussi ce qui est en suspend, incertain, instable, ce dont les racines sont peu profondes. Le temps qu’il fait est un miroir déformant. On s’y regarde dans l’espoir de saisir ce qui nous échappe. Et ce que l’étymologie de ce terme nous rappelle, c’est que déjà, bien avant nous, les anciens déambulaient aussi sur terre en cherchant leur part de soleil sous les nuages.

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On existe pendant un certain laps de temps. Comme de minces faisceaux de lumière qui voyagent dans l’obscurité totale. Derrière nos yeux, chaque jour est un enchantement. Du regard de l’enfant aux tremblements du vieux, tout cela est si foudroyant, tout cela est si fugace, que les tempêtes que l’on s’invente ne peuvent être prises au sérieux. Pourtant ce sont elles qui nous font trembler. Qu’on l’admette ou non, nous naviguons à vue. Et personne n’est maître à bord.

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La lune s’apprête à sortir derrière les nuages. On voit une espèce de lueur froide percer le gris de la nuit. La brume m’enveloppe. Quelques coyotes fatigués hurlent à la lisière de la forêt. Je ne sais pas vraiment qui je suis mais j’ai appris à m’en accommoder. Mes réactions me surprennent comme des rencontres inattendues. Quand je me porte bien, tout apparaît comme une aventure incroyable. Une chance de renaître. Mais lorsque je me fais encercler par une meute de souvenirs ombrageux déguisés en vieux chiens hirsutes, je n’ai aucune idée comment je vais m’en sortir.

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Je voudrais que le monde arrête. Le temps d’écrire sans avoir à fermer toutes les portes de la maison. Les journées sont trop courtes, ma solitude jamais assez profonde et mes pages ne sont plus qu’un tas de flèches, de ratures. Je n’écris pas vraiment. Je me cache derrière des histoires, des théories, des remarques sur la température extérieure. Je m’entête, je m’échine, j’écume. Peu à peu, mes sculptures de vent prennent forme. Mais lorsque je fais quelques pas de reculons pour considérer le travail accompli, je dois faire un effort pour ne pas tout détruire.

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Je regarde souvent le même paysage. Un bouquet de grands arbres sur le bord d’un étang. Il est étrange de constater à quel point cet endroit est constamment en mouvement. Les traits noirs des oiseaux. Les ombres furtives de quelques animaux. Les longues branches qui épousent les moindres courants d’air, qui se replient vers le bas quand il pleut, qui tournent les paumes vers le soleil quand il fait beau. Mon œil ne se lasse jamais de voir que tout s’enchaîne imperceptiblement alors que rien ne dure.

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Le temps se fiche qu’on soit habile pour détourner le regard et défier le ciel. Il l’emporte toujours. Quand on perd quelqu’un, on comble le vide avec un fatras d’émotions, de larmes, de souvenirs en suspension. Tout en nous porte la trace de son passage ainsi que la marque de son absence. En espérant percevoir l’écho des choses disparues, on invente des voix, on s’enfonce la tête dans les vêtements qui portent l’odeur du passé, on revoit où on était un an jour pour jour. On veut rattraper le cours de choses. Comprendre ce qui nous a glissé des mains. Mais rien n’y fait. Les nuits sont des puits sans fond. Et, seconde après seconde, on refuse d’admettre que c’est le moment de dire adieu.

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« Mon avenir est derrière moi », m’a aussi dit mon oncle. Cette fois, je suis resté dubitatif. Celui qui énonce cela ne cherche plus à engendrer quoi que ce soit. Il s’est défait de son empressement de vivre. Il n’attend plus rien. À part boire du vin rouge sur la galerie en plein après-midi et prédire le temps qu’il fera en lisant le ciel.

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Remettre à plus tard. Débordé de toute façon par le reste. Broyé par les engrenages et l’inattendu. Repousser. Étirer les délais. Faire des montagnes avec rien. Les journées passent en quelques battements, la tête roule à cent miles à l’heure, le corps suit comme une vieille machine obstinée et je conçois mal que l’accumulation des matins et des soirs puisse faire des années. Je n’arriverai jamais à tout rayer sur ma liste. Je n’ai même pas commencé à noter.

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Quand il vente fort dans la forêt, les têtes des arbres morts cassent. Parfois elles s’écrasent en miettes au sol, parfois elles restent prises entre les branches et attendent que quelqu’un passe dessous pour tomber.

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Écrire c’est paradoxalement ne pas dire ce qui est primordial. Contourner l’essentiel, le laisser intact, entouré de mots qui le sous-tendent, mais sans jamais le nommer. Le récit, comme genre littéraire, est un labyrinthe d’événements, de concordances et de calculs précis. Il est le mythe, la fable, la légende, il est l’intrigue, la fuite en avant, il est le moteur. Mais le langage est plus vaste encore que les histoires qu’il incarne. Il n’y a point besoin d’enjeu au-delà du simple fait d’exister, pas besoin de poursuite mis à part le passage du temps, pas besoin de mouvement autre que celui du vent dans les arbres. Un autre type d’aventure vertigineuse se déroule derrière la banalité écrasante de nos vies.

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Quand je consulte les prévisions météorologiques, je fais un effort pour me réjouir du beau temps qui revient. Les changements de saisons me bousculent. À peine s’est-on adapté que tout est à recommencer. Et il y a tant de choses à faire. Notre planète fait des ellipses autour du soleil et moi je tourne en rond dans ma cuisine pendant qu’il fait gros soleil dehors.

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La tristesse est un chariot que l’on traîne le long de sentiers cabossés et poussiéreux. Il est chargé de choses non advenues. Et on se fatigue à le tirer obstinément, comme le ferait une bête de somme résignée à son fardeau. Pourtant quand on cesse de haler et qu’on se retourne, il n’y a rien derrière nous. Le chariot n’existe pas. Il y a seulement la trace de ses petites roues dans le sable.

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Aujourd’hui, une amie de plus de quatre-vingts ans m’a demandé ce qu’il y avait au fond de notre solitude. « Ça fait longtemps que je cherche et je n’ai rien trouvé d’autre que des photos poussiéreuses, des conserves de sardines et des livres à moitié lus. » J’aurais bien voulu lui donner une réponse, quelques indices du moins, mais au fond de mes poches, il n’y avait que des mégots de cigarettes, quelques pièces de monnaie et un téléphone mort. Nous sommes restés l’un devant l’autre, sans rien ajouter pendant un long moment. Son regard était si profond que j’ai failli perdre l’équilibre. Puis nous avons repris notre marche dans la lumière du soir, en laissant les mystères insolubles derrière nous, comme de petites pierres blanches. 

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Un jour, mon regard errant est tombé sur une citation dont je n’ai jamais retrouvé la source : « L’écrivain est celui pour qui écrire est difficile. » J’ai longtemps ri. Mais comme j’étais seul avec mes pages, le silence qui a suivi m’a ébranlé. Dehors, l’après-midi était étincelant. Je me suis levé, j’ai regardé mes piles de notes, de feuilles volantes et de bouquins ouverts puis je suis enfin sorti dehors pour faire autre chose.

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Où que j’aille, quoi que je fasse, une certaine immobilité me poursuit. Le mouvement est un décor qui se renouvelle sans cesse. Les tâches accomplies se font emporter par le temps. Je me demande où j’en suis. Je cherche des repères fiables. Nous sommes si peu de choses. J’avance dans le brouillard à la recherche des paysages intérieurs qui s’ouvrent comme la forêt devant la mer. Et on dirait que je fais du surplace.

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Sur la table de travail, c’est le cerne de café le matin et la tache de vin le soir. Je comprends qu’il s’agit de tisser des liens, mais tout se découd au toucher de mes doigts gourds. Aux points précis de l’émerveillement, je brûle, un geste à la fois. Les pas de reculons me donnent le frisson des lendemains. Revenir aux lignes simples. À l’intuition du début. On a beau prétendre revenir de loin, on revient toujours de soi. Accroché à quelques papiers de secours, je regarde par la fenêtre. Le ciel est couvert, le vent agite les arbres sans feuilles, ça sent la pluie. Et je pense sérieusement profiter de ce temps gris que j’aime tant pour m’enfuir. Mais je ne sais pas de quoi.

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Fouettée par les bourrasques, la pluie grésille sur la tôle de la toiture. La maison fait craquer ses jointures et le vent hurle sous la corniche. Sur le cadre de la fenêtre, il y a des cernes d’eau. Ils forment des images tirées d’un autre monde. Un faisceau de lumière grise entre dans la pièce mais on dirait qu’il ne sait pas vraiment où aller. Il y a des moments comme cela où la vie est autre. Où elle tient sur d’autres jambes. Loin des histoires, des équations et de tout ce qui n’est pas là. Quand cela arrive, un espoir fou m’emporte comme si j’allais vivre encore mille ans. Mais au fond, je sais bien que pour déterrer quelques onces de lumière, il faut creuser bien des désarrois.

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Tout autour nous rappelle notre petitesse. Les orages, les canicules, le froid de l’hiver, les nuits sans lune de novembre. Ce que l’on fait n’a que très peu d’incidence sur le reste. Par chance! Car c’est grâce à nos actions dérisoires que la vie prend tranquillement son sens.

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Il est étonnant d’observer la nature faire son œuvre sur le cycle d’un an. En si peu de temps, les herbes et les feuilles meurent, pourrissent et redeviennent sève. La forêt se nourrit de ce qui tombe à ses pieds. Comme un monstre immense dont la lenteur est la force ultime. Moi je ne suis qu’un paquet de gestes éparpillés. Et je cours après ma tête dans un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles en me jetant des regards familiers.

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Il est tôt le matin. Dissimulé derrière un arbre, un enfant attend sa chance pour me faire sursauter. Tout est parfaitement en place. Les doutes pluvieux de la veille s’évaporent d’un coup. La vie est battante. Je m’agrippe de toutes mes forces à cet instant. Je fais quelques pas vers l’avant. L’enfant se jette sur moi comme un fauve s’apprêtant à me dévorer. Et on roule par terre dans l’herbe et le soleil.

 

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