Couverture du livre Suzanne
Portait de Manon Trépanier

Un choix de Manon Trépanier

Libraire, Librairie Alire (Longueuil)

Portait de Manon Trépanier

Un choix de Manon Trépanier

Libraire, Librairie Alire (Longueuil)

Suzanne

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En vedette L'inédit de... Rodney Saint-Éloi Choix de personnalités

Je m’appelle Suzanne. Je glisse et tombe à chaque fois que j’essaie de parler. Je tombe et me relève. Paraît que c’est le destin des femmes : tomber puis se relever, puis fixer le ciel. Je perds ma voix à trop dire. Je dois la retrouver, ma voix, pour pouvoir me défendre. Je n’ai pour moi que cette voix fragile. Ce monologue qui fait de moi une femme face à la douleur d’être femme. Figée dans ce musée de femmes assassinées, la descendance ne doit pas être trop fière… Arrivez-vous à l’imaginer ce musée de femmes assassinées ? Comment écrire ou décrire l’horreur quand elle est si discrète, quand elle ne fait pas trop de vagues, quand elle ne s’abat pas sur nos visages comme des bombes qui éventrent les villes ? Je voudrais, je ne sais pas si j’ai le droit de le dire, que ce soit égal, villes bombardées, femmes assassinées, femmes disparues. Les mots n’y sont pour rien. Ce soir, je me donne tous les droits. Les droits que l’on n’a jamais osé donner à mes sœurs. Et je ne parle pas seulement de ma mort. Je parle de toutes les femmes. De toi. De moi. Et de celles qu’on ne voit jamais. Car, c’est maman qui disait dans une autre vie, « la douleur d’une femme est pour toutes les autres femmes ». Femmes mille couleurs. Femmes mille consciences. Femmes mille origines. Elles se rassemblent ici. Elles chantent en chœur la mort. La vie. L’amour. Aucun manuel ne dira que Suzanne a eu une vie exemplaire, a été un modèle de vertu, a eu beaucoup d’enfants et est morte paisiblement après une vie bien remplie. Reste à ruminer des silences. Des blancs. Des hachures. Tout retour sur la vie demeure ma parole contre ce mur lisse. En fin de compte, je n’aurai ni voix ni présence. Je serai l’abonnée absente à tous les appels. Il n’y aura pas de tribunal. Sinon l’histoire dictée par les hommes et la vérité rance des musées. Serais-je coupable d’exister ? Ne te contente pas d’être belle, m’avait dit maman. Ne rechigne jamais. La vie donne. Et la vie reprend ce qu’elle donne. Tu ne t’appelles pas Bertha. Tu ne t’appelles pas Contita. Tu ne t’appelles pas Mercilia. Contente-toi d’exister pour celle que tu es. Sans honte. Contente-toi d’être debout comme le tronc du peuplier sous la tempête. Sois simplement femme. Sois simplement Suzanne. Sois baobab. Sois rivière. Navigue sur l’eau, mais respecte l’eau. Ne trahis pas ta lignée. Ne trahis pas ton nom. Marche d’un pied ferme comme ont marché tes tantes, tes grands-mères, marche la tête haute. N’oublie pas la route. N’oublie pas la lumière. N’oublie pas l’espoir. N’oublie pas la mer. Tu n’es jamais seule, la douleur t’a précédée et l’horizon est encore là, devant. Jamais tu ne dois abdiquer. Le verbe abdiquer n’est pas pour toi. Résiste. Résiste. Et c’est par ta résistance que tu les auras. C’est comme ça, en temps de guerre, comme on dit, que tu les auras : par l’usure. Oui, l’usure. Garde sous ton soutien-gorge le mot usure. C’est ta douleur qui les vaincra. Là, je te vois, avec ton grand rire, franc et fracassant comme un cerf-volant. La beauté avait déserté le village. La beauté est d’ailleurs une invention des dictionnaires, poursuivait maman. Ne t’attarde pas à la beauté, la beauté c’est pour les faibles. Amarre ta ceinture aux humeurs de la vie. Frotte ta cervelle aux mots et aux choses pour te rappeler que tu es simplement un être humain, m’avait dit maman. Les traits sont raides et obscurs comme les nuits d’hiver. Avant, je veux dire au temps de notre jeunesse, nous étions entre parenthèses ; trop couvertes par nos vies de filles à marier, à échanger, à vendre, et à caser à n’importe quelle condition ; trop tentées par la sainte concupiscence du prêtre, nous devions aller vite en ménage, avec le premier malotru. Il vient sans visage, et sans nom. Monsieur vient nous sauver de la déchéance d’être une femme coincée dans un rang sans histoire. Monsieur nous donne tout, avec son costume trois-pièces, et sa pipe, et sa petite voiture, et son chapeau melon, et son salaire à l’usine. Grosse fierté. Une belle gazelle, bien mariée en plus, disent-ils, avec une bague, une grosse bedaine, un certain air de famille. Ça n’a pas suffi à notre bonheur. Silence. Pas de colère. Ne dis rien. Tais-toi et jouis de ton bonheur. Si tu lèves le petit doigt. Le verdict tombe. Ingrate. Hystérique. Des fois, j’oublie mon nom tant bourdonnent dans mes oreilles les mots ingrate, hystérique. J’ai souvent été consulter les dictionnaires, mais ça n’a rien donné. Je me suis fait alors une peau d’hystérique. Il est vrai aussi que le mariage et tout ce qu’ils prétendent être le bon goût, la bonne société, et les bons usages de la vie, tout ça c’est de la foutaise. Oui, tout ça n’a pas suffi à notre confort. Nous ne pouvions rien dire. Personne ne pouvait comprendre la force de nos désespoirs. Nous avions appris à vivre sans miroir, et surtout sans ambition. Heureusement que l’art existait. Pour oublier la démangeaison de nos corps et de nos sexes. Pour oublier la part de rêves morts en nous. Nous sommes un cimetière vivant. Tout en nous est à la fois vivant et mort. Nous avons passé tout notre temps à peupler une vie intérieure qui échappait au village. Nous sommes devenues des héroïnes de la double vie, nous avions d’un côté la petite vie, belle, rangée et monotone, et d’un autre, nous avons volé ailleurs, avec notre imaginaire débridé, tel un papillon, dans tous les lieux secrets où personne ne nous aurait attendues. Nous sommes ainsi en fuite, en rupture de ban, de famille et de pays. Pour défaire ce qui a été mal fait par la science des soldats, les guerres et les lois. Oui, je m’appelle Suzanne. J’avais envie d’avoir un nom. Un nom de passe qui voyage entre les syllabes. Un nom qui fait battre les ailes de la liberté. Et j’ai vécu ma vie loin des attentes et des regards. Loin des commandements et des injonctions. Loin des milices et des églises. C’est après, longtemps après que la folie est venue. Comme l’exil. Comme la tempête. La folie est venue avec la fine neige, la folie est venue avec le vent froid, et elle a tout balayé. J’ai besoin de ma voix, vous dis-je, pour témoigner. De mes passions. De mes fureurs. De mon corps vivant. De mon corps aimé. De mon corps brimé ? Faut-il bien que je vous parle des hommes de ma vie ? J’ai vécu à l’ombre de mes maris et de mes amants. Oui, il y en a toujours. Les maris et les amants, c’est comme la mauvaise herbe. Ça pousse tout seul, dans les rues, dans les sous-bois, dans les supermarchés. Ne suis-je pas toujours la femme ou la fille de quelqu’un ? Je suis aussi la femme assassinée. Je ne serai pour vous que ça, cette femme assassinée dont l’écho revient jusqu’au village. Celle qui porte malheur. Celle qui va trop loin sur la route. Celle qui s’abandonne au vent. Je suis la femme emportée par les tourbillons de la folie. La déchéance faite femme. Les journaux vous ont raconté cette vérité sur tous les tons. Suzanne assassinée, ça fait les grands titres, une femme nue et son amant grandiloquent dans un bordel, ça, c’est moi ; et les gens du village ne savaient pas si c’était une bonne nouvelle, cette publicité qui donnait pour une fois au village un nom, une réputation et une identité. Que va-t-on faire de ces photos qui prouvent quoi d’ailleurs ? Ma mort, ma chute ou encore la tendresse de ma détresse. Les plus habiles y voyaient une manière de tirer leur épingle du jeu, en inscrivant la communauté sur la carte. D’autres, plus discrets, y ont vu une manœuvre d’effacement d’une histoire de la communauté. C’est ainsi que mon nom est arrivé jusqu’à vous, dans ce confus brouillage d’identités. Laissez-moi le temps de retrouver ce corps volé qui est le mien. Je ne suis pas la Suzanne affable et généreuse qui plane sur le fleuve Saint-Laurent, la Suzanne mystérieuse de Cohen qui offre des oranges et du thé chinois à ses amants. Je ne fais pas partie d’un cercle sélect ni d’un quelconque club de hockey pour femmes. J’aurais bien pu être, voyez-vous, cette petite fille dans sa robe bleue. J’aurais pu m’enfermer toute une vie à l’ombre de cette aquarelle alanguie qui au loin ouvre sur la gare. J’ai autant de peur que de colère. Autant d’éclat que de flétrissure. Autant de révolte que d’abnégation. Je suis peut-être cette négresse sans nom, vendue à bas prix avec sa fille. Est-elle noire, jaune ou rouge ? Je suis peut-être cette Indienne disparue, oubliée de tous les registres. Qu’importe, puisque nous sommes le même et seul visage déconfit. Une femme perdue dans le paysage et qui chemine lentement dans les sentiers de lumière. Une femme qui s’affirme pour aimer et être aimée. Pour s’accrocher au quotidien et à l’art. Pour façonner la pierre et l’humus. Pour creuser le chemin des rochers et pour écrire sur tous les murs La justice est l’espoir de l’humain. Une femme qui rêve de donner vie aux fleurs, aux oiseaux et aux abeilles. Pour refaire l’histoire. Car l’histoire ne dit jamais son nom. Il faut la contraindre à dire, à redire ou à dédire. Je suis Suzanne, la fille des vents contraires, celle qui délire en sculptant dans le regard de son amoureux le crime parfait. Mon nom suffit-il ? Il n’y aura pas d’audience ni de convention, ni d’enquête, ni quelconque télégramme pour expier un tel péché. Je suis une femme assassinée comme toutes les autres. Je suis un cadavre abandonné dans une rue à Mexico. Ce n’est tout de même pas l’épopée de la Révolution tranquille que vous raconte le magazine à la mode. Ma vie ne vaut pas grand-chose. C’est une femme simple qui souffre de sa belle mort dans les bras de son bien-aimé. Je ne savais pas que des années plus tard j’allais partager avec vous le destin de ces femmes disparues. Il n’y aura jamais assez de sang sur les jupons. Vous a-t-on raconté l’histoire de la pauvre Rose-Anna Lavallée, assassinée à Trois-Rivières par son propre père dans sa plus belle robe ? Ce sont les silences de l’histoire qu’il faut briser pour arriver à exister. Comment écrire sans tomber dans les eaux démentes de sa propre existence ? Sans croiser par la fenêtre d’autres identités écrasées sous le poids du destin ou des systèmes ? Je suis peut-être la rivière Godbout, fluide dans ses renoncements et loyale dans sa transparence. Je n’ai pas toute ma tête, disent-ils. C’est ainsi que l’on enterre vivantes les femmes qui bouleversent les archives tranquilles des fleuves. La vie n’est pas un cirque pour photographes amateurs. Où donc ai-je lu cette phrase ? J’ai dû payer la rançon que doit payer toute femme. D’ailleurs suis-je encore une femme ? Un imbécile finira par poser la question. J’ai dû écrire à Notre-Dame des Sept Douleurs pour raconter mes tourments. Avant moi, ma grand-mère et mes sœurs ont péri à Anticosti. Auraient-elles aussi écrit une lettre au Bon Dieu pour lui demander des comptes ? La douleur est une histoire qui se transmet en douceur. Elle se donne de femme en femme. Elle est la maison qui nous unit. Le grand arbre qui nous enseigne. Je m’appelle Suzanne ; sachez une fois pour toutes que je ne sais pas pleurer. Je crève simplement comme une tombe. J’ai pris sur moi la vie et ne demande rien à la mort. Comprenez-vous quelque chose dans ce récit, embrouillé comme ma voix ? Il faut bien que je finisse par parler.

 

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