Couverture du livre La navette
Portait de Chantal Fontaine

Un choix de Chantal Fontaine

Libraire, Librairie Moderne (Saint-Jean-sur-Richelieu)

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La navette

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En vedette L'inédit de... Dawn Dumont et Daniel Grenier Choix de personnalités

Traumavertissement: Ce texte porte sur la violence conjugale.

Si vous avez besoin d’une aide immédiate et urgente, téléphonez au 9-1-1. Pour obtenir du soutien, de l’écoute ou des conseils à propos des violences conjugales, vous pouvez téléphoner à la ligne-ressource de SOS Violence conjugale au 1-800-363-9010 (confidentiel, bilingue et 24/7).

La navette

Une traduction de l’anglais par Daniel Grenier

La pandémie avait été bonne pour moi. Je travaillais depuis la naissance de mon fils et l’obligation de rester à la maison m’était apparue comme une ultime récompense. Une fois le confinement inauguré, je m’étais mise à me lever à cinq heures pile chaque matin – à cause de l’anxiété, à cause de la fin du monde – pour plancher sur mes projets avant le réveil des enfants. Je m’amusais avec eux et je les installais ensuite devant un film ou un jeu vidéo, prête pour un rendez-vous sur Zoom à dix heures. Une fois l’appel terminé, on faisait de l’activité physique, on partait pour une promenade. Notre adaptation au rythme de la « vie de pandémie » s’était faite relativement sans heurts. J’avais l’impression d’avoir gagné à une étrange loterie.  

Ça, c’était à l’avant-scène. En coulisses rôdaient les traumas et les souvenirs douloureux liés à ma dernière relation de couple. Mon ex, le père de mon fils, avait été violent tout le temps qu’on avait été ensemble. Après la rupture, c’était même devenu pire – peut-être parce qu’il ne prenait plus la peine d’alterner entre les périodes d’abus et les interludes de douceur, ce qui ne m’en laissait plus voir que la noirceur implacable.

Mon ex a toujours aimé les textos : dès que j’ai le dos tourné, je reçois ses missives directement dans mon téléphone. Je jette un coup d’œil à l’écran et c’est comme recevoir un coup de poing dans le ventre. Je lui ai demandé de ne jamais m’écrire, sauf s’il s’agit d’une urgence concernant notre fils, mais ça ne change rien, il m’écrit, il m’écrit encore et encore – à propos de trucs sans importance. Mais c’est toujours pour me prouver quelque chose d’important. J’ai encore le contrôle sur toi.

Mais on était en pleine pandémie et, dans ma petite maison, il y avait deux enfants, un chaton et un gros chien d’un an. Une maison jeune, remplie de créatures bordéliques et sauvages, débordantes de bonheur et d’énergie. J’avais hérité d’une autre gamine de 5 ans, la fille de ma sœur cadette. Elle vivait une relation toxique qui l’avait fait passer de jeune maman qui en arrache à jeune itinérante qui en arrache. Elle appelait pour prendre des nouvelles de sa fille dès qu’elle en avait l’occasion. Entre-temps, elle changeait régulièrement de numéro de téléphone. C’est un des symptômes fréquents de la violence conjugale. Je le sais : j’ai cinq adresses courriel différentes.

Avec le temps, mon agresseur avait fini par mesurer plus de deux mètres dans mon esprit. Il semblait capable de tout, et ses talents pour naviguer sur internet se rapprochaient de ceux de Lisbeth Salander. Appelez ça de la paranoïa. Moi, j’appelle ça de l’intuition.

Lors du confinement, mon espace de travail alternait entre mon lit, dans la grande chambre (que je ne peux me résoudre à appeler la « chambre des maîtres », à cause du côté misogyne de l’expression), le canapé du salon, et la table de la cuisine. Peu importe où je me trouvais, les petits me bourdonnaient autour.

Au début, lorsqu’un appel professionnel venait interrompre leur séance sur l’iPad, ils avaient tendance à l’annuler immédiatement. Mais après plusieurs rendez-vous avortés de cette manière, les enfants avaient fini par comprendre le principe. Ils venaient me voir, un air sérieux au visage, pour m’informer : « Un appel pour toi. » Et voilà que soudain, je me retrouvais avec deux adorables réceptionnistes.   

Quand il s’est mis à faire plus chaud, je suis devenue obsédée par l’idée de leur trouver des endroits pour jouer, où il y aurait du sable. À 5 ans, on adore le sable. Je les paquetais dans la voiture et on partait à la recherche de l’endroit idéal. J’étais en quête de plages sablonneuses ou, à la rigueur, d’une belle forêt où on verrait des marques de sabots dans les sentiers. Le sol était encore mouillé; la neige prenait son temps, elle n’était pas tout à fait prête à abandonner la partie.  

Après quelques tours d’auto à faire la navette, je me suis rendu compte que ce que je cherchais, c’était ma réserve.

***

Durant nos promenades, je parle de la nature avec les enfants, je leur apprends des petites choses. « La différence entre un prédateur et une proie, c’est l’emplacement des yeux. Les prédateurs ont les yeux en avant, les proies ont les yeux sur les côtés de la tête. »

Si on suit cette logique, les humains sont des prédateurs. Cette partie-là, je la garde pour moi.

Un beau matin, on file à la plage. En sortant de la voiture, je suis pleine d’espoir. Mais la plage est fermée. Pas de sable pour nos petites mains. Je vois que les modules de l’aire de jeux sont enroulés de ruban jaune et que des affiches rappellent les menaces de contraventions. Une famille a quand même décidé d’aller s’y amuser, j’imagine que les parents étaient incapables de décevoir leurs enfants une fois de plus. De mon côté, j’arrive à faire remonter les miens dans la voiture avant qu’ils n’aient le temps de voir l’aire de jeux.

« Je vais vous trouver une plage », que je leur promets. Ça me fait sourire et me console jusqu’à ce que ma promesse finisse par inclure l’achat de jouets.

Je décide enfin de les emmener marcher dans les bois, et je leur parle des tiques qui se cachent dans les hautes herbes. Quand j’étais jeune, il pouvait m’arriver d’avoir une bonne dizaine de tiques accrochées à mes mollets en quelques minutes. « Mais elles sont faciles à enlever », que j’ajoute. À moins qu’elles n’aient le temps de s’accrocher solidement. Cette partie-là, je la garde pour moi.  

Pas loin des limites de la ville, il y a une plage non officielle. Par ici, on l’appelle la plage nu-fesses, parce qu’il paraît que les jeunes viennent s’y baigner à poil (pourtant, je suis venue plusieurs fois et je n’ai jamais vu le moindre sein à l’air). Je roule jusqu’à la plage, qui se trouve à une bonne quinzaine de minutes du centre-ville. Tout le long du trajet, je dois gérer une conférence téléphonique que j’aurais souhaité ne pas faire au volant. J’arrive au tournant qui mène à la plage et je constate que l’accès n’est pas bloqué! Le seul problème, c’est qu’il y a beaucoup plus de monde que prévu. Des voitures sont stationnées le long de la route, des deux côtés, cordées sur presque un kilomètre dans chaque direction. Je suis déçue, mais je ne perds pas espoir. On reviendra un autre jour, armés de nos seaux, de nos pelles, de notre couverture et de nos collations.

Je me retourne et je vois un homme sortir du boisé et s’avancer sur la route. On a un contact visuel très bref, puis les enfants et moi nous repartons.

Un peu plus loin, dans un chemin de traverse, je remarque une lumière qui clignote. Une illusion causée par les rayons du soleil?

Je suis sur l’autoroute lorsque la voiture me dépasse et se place devant moi. Le conducteur appuie sur les freins et ralentit. Est-ce qu’il y a quelque chose qui cloche avec mon véhicule? Un de mes pneus est crevé? Si c’est le cas, je sais qu’il faut éviter de m’arrêter, parce qu’un pneu crevé se dégonfle toujours immédiatement après qu’on s’est rangé. Si on continue à rouler, le pneu a des chances de rester gonflé. Ce sont mes oncles qui m’ont appris ça et, comme tout le reste de ce qu’ils m’ont enseigné à propos des voitures, je suis persuadée que c’est vrai. Tout au long de leur vie, mes oncles ont démonté et remonté des véhicules à partir de pièces détachées, comme des spécialistes des Lego. 

Je dépasse de nouveau la voiture qui me faisait des appels de phares et qui s’est arrêtée sur l’accotement. C’est l’homme de la plage. Cheveux noirs, yeux brun foncé, mince, environ un mètre soixante-quinze.

Aussitôt après, le conducteur reprend sa place derrière moi sur l’autoroute et se met de nouveau à m’envoyer des signaux de phares. C’est clair qu’il me suit, me dis-je, en sentant mon pouls s’accélérer. La conférence téléphonique se poursuit, mes jeunes se sont endormis.

Une camionnette bleue s’approche de moi. Mon ex conduit une camionnette bleue, alors j’ai le réflexe de les remarquer. Sans surprise, c’est bien lui. Il me dépasse dans l’autre voie. Je ne sais pas s’il m’a vue, mais mon rythme cardiaque se compare maintenant à celui d’un coureur de 100 mètres.

Je me retrouve donc à être suivie par un étranger au moment même où mon ex passe à côté de moi sur l’autoroute. Ça en dit long sur la société dans laquelle je vis : je viens à peine de fuir un agresseur qu’un autre tente déjà de prendre sa place. 

Le conducteur continue de m’envoyer des signaux. Il me dépasse encore une fois, puis s’arrête. Je le contourne et continue mon chemin. Il redémarre et me suit. Finalement, je me range sur l’accotement. Il s’arrête juste derrière moi.

Je descends de la voiture. Je n’ai aucune envie qu’il s’approche des enfants qui dorment. « Arrête de me suivre! » que je lui crie. « Je veux juste te parler », qu’il me répond.

Je ne sais même pas ce que je lui renvoie. C’est simple, ça va droit au but : décampe, fous le camp, laisse-moi tranquille, quelque chose du genre. 

Il décolle. Je ne le reverrai pas.

Une fois à la maison, les mains tremblantes, je rapporte l’incident sur les réseaux sociaux.

Un ami à moi, un gars, me dit : Faut jamais sortir de la voiture. Mais je pourrais lui répliquer que les prédateurs ne font que peu de cas de ce genre de détail. Ils arrivent toujours à entrer là où ils veulent : ils arrivent de l’intérieur.

En arrivant, tout à l’heure, j’ai fait rentrer les enfants en vitesse. Les voilà qui courent partout dans la maison, pleins d’énergie après leur sieste. Je les sens qui me frôlent le dos pendant que je prépare le souper.

On est revenus à la maison sains et saufs cette fois-ci. Mais cette partie-là, je la garde pour moi.

 

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