Couverture du livre Lettre à toi qui n'aimes pas lire
Portait de Chantal Fontaine

Un choix de Chantal Fontaine

Libraire, Librairie Moderne (Saint-Jean-sur-Richelieu)

Portait de Chantal Fontaine

Un choix de Chantal Fontaine

Libraire, Librairie Moderne (Saint-Jean-sur-Richelieu)

Lettre à toi qui n'aimes pas lire

Catégories
En vedette L'inédit de... Jean-François Sénéchal Choix de personnalités

Tu n'aimes pas lire. Tu ne veux pas lire. Lire t'ennuie. C'est ce que tu me dis quand je suis invité dans ta classe pour parler de lecture et d'écriture. De mes livres, aussi. Et si tu ne le dis pas, je le vois dans tes yeux. Comme pour te donner raison, tu ajoutes ne pas comprendre ce que tu lis. C'est ce que tu dis, exactement : « Je ne comprends pas ». « C'est compliqué ». Pourtant, je sais qu'en général, tu n'as pas de problème pour décoder un texte. Tu le sais toi-même, d'ailleurs. Sinon, pour t'en convaincre, lis le texte sur un panneau publicitaire, les textos qu'on t'envoie, une entrevue avec ton idole. Tu sais comment lire, n'en doute pas. Car même si tu dis ne pas aimer lire, tu es un lecteur. C'est en toi, ça fait partie de toi.

Être lecteur, tu l'as acquis de haute lutte au fil des ans. Tu as travaillé dur pour y arriver, mais voilà que tu as l'impression que c'est peine perdue. Ce roman, ce poème, semble venir d'un monde qui n'est pas le tien. Étranger. Écrit dans une langue qui n'est pas la tienne. Tu te sens perdu au milieu de tous ces mots, de ces personnages dont tu oublies l'identité, de ces événements dont tu perds le fil. Alors, tu en arrives à la conclusion que tu lis mal, que le problème vient de toi. Tu es si perdu, si impuissant, si ennuyé. C'est ce que tu te dis. Cette mauvaise expérience de lecture, cette note au bulletin semblent d'ailleurs te donner raison.

Pourtant, tu sais bien lire, je peux t'en assurer. Tu lis comme tu peux, comme tu es. À partir de tes propres expériences, incluant celles de tes lectures passées. Avec une expérience limitée, évidemment, car nous avons tous une expérience limitée des choses, peu importe notre âge, notre milieu, notre condition. Nous sommes tous bien peu de choses face au réel. Et comme si ce n'était pas assez, la fiction démultiplie ce réel en une infinité de possibles imaginables. Ça peut paraître désespérant, je sais, puisque la réalité est déjà assez compliquée comme ça. Mais le monde change et contient en lui-même une infinité de possibles, d'écueils et de beautés. Et la littérature est là pour nous le rappeler.

Donc, ne pense pas que tu lis mal. Tu sais comment lire. Et la meilleure façon de savoir comment lire mieux encore, c'est lire davantage. Peut-on pêcher sans manier parfaitement une canne à pêche? Oui, c'est possible. On peut ne pas prendre de poisson, emmêler son fil, mais on peut apprendre comment devenir un meilleur pêcheur. Rapidement. Bien sûr, te demander de « lire plus » n'est pas une prescription qui va te sembler satisfaisante. Et pas du tout passionnante. Elle ne l'est pas pour moi non plus. Du moins, elle ne me semble pas suffisante, surtout parce que j'aime croire que l'essentiel est ailleurs. J'aime croire que l'essentiel ne réside pas dans le comment lire, mais dans le pourquoi lire. On peut pêcher sans être un pêcheur d'expérience et en éprouver de la satisfaction, du plaisir. Mais peut-on pêcher sans savoir pourquoi l'on pêche? Pêcher devient alors une activité vide de sens, absurde, inutile. Même chose pour la lecture.

Tu l'as compris, je prétends que tu sais comment lire, mais que bien souvent, tu ne sais pas pourquoi tu le fais. Bien sûr, quand on te demande de lire un livre en classe, c'est habituellement en vue d'une dissertation. On te donne aussi une intention de lecture qui apporte une raison d'être à ta lecture. C'est très bien, peu importe ce que tu peux en penser. C'est un début. Une façon de répondre à un premier pourquoi. Mais ce pourquoi n'est pas le tien. Je veux dire qu'il ne vient pas de toi, même si tu peux te l'approprier sincèrement. Il est sans doute nécessaire à l'école, mais ce n'est pas le seul pourquoi possible. Alors, lorsque tu approches un livre, lorsque tu entames une lecture, je te propose de le faire en te donnant des raisons de lire qui sont les tiennes.

Ces raisons de lire sont nombreuses. Se divertir, apprendre, être ému, réfléchir, éprouver des émotions esthétiques, s'apaiser, tomber en amour par procuration, mieux comprendre le monde, assouvir sa curiosité, et même s'exercer à mieux lire... Ce sont là toutes des raisons valables de lire, pourvu que ce soient les tiennes. Et dans tous les cas, elles impliquent quelque chose que je crois fondamental. La liberté. Lire engage ta liberté à choisir tes propres raisons de lire. Ou de ne pas lire. D'autres l'ont dit avant moi, tu peux décider de ne pas lire, lire ce que tu veux, de la façon que tu veux. Plutôt que de concevoir la lecture comme une contrainte, une obligation, même si elle le demeure parfois à l'école, vois-là plutôt comme un espace de liberté. Une liberté qui est la tienne.

Je vais aller un peu plus loin en te disant que la lecture est aussi un acte qui te rend plus libre. Car lire est bien un acte, comme manger, marcher, parler. Pourtant, c'est un acte qui souvent n'est pas reconnu comme tel en mimant si bien le corps au repos. Toi, tu veux bouger, tu aimes trop la vie pour lire, comme tu me le dis parfois. Moi, je te réponds que lire, c'est aussi agir en embrassant pleinement la vie. Je pense même que tes lectures peuvent avoir une grande influence sur tes actions quotidiennes. Tu peux les mettre à contribution pour te forger une opinion, prendre position, ou même déclarer ton amour... En lisant, tu te donnes le pouvoir de mieux comprendre, de mieux choisir, de mieux aimer. L'acte de lire informe tes autres actions et, ce faisant, te rend plus libre de mieux agir. Oui, lire est un acte de libération.

Cette liberté de lire va aussi te rendre plus libre dans l'acte d'écrire. Aucun auteur —d'un texto, d'une chanson, d'un livre— n'a pas été d'abord un lecteur. L'acte de lire rend possible l'acte d'écrire comme choix d'action, d'expression, de communication. Et plus tu lis, plus tu es un lecteur libre, plus ton pouvoir d'écrire est grand, et ta liberté aussi. Je sais que tu as du mal à voir l'écriture comme une manifestation de ta liberté, sans doute encore davantage qu'avec la lecture. Je le devine quand je te propose de créer un personnage ou un embryon d'histoire dans un atelier de création. Tu me demandes parfois: « Monsieur, c'est correct, ce que j'ai écrit? » Moi je réponds: « Je t'offre la liberté, ne me demande pas de juger ce que tu en fais ». Tu dois décider de ce qui te meut dans l'écriture. Même chose que pour la lecture. Mais je te comprends. On te demande tant de choses, il y a tant de contraintes dans ta vie, tu n'as pas appris cette liberté. La liberté de la création. Même pour un écrivain, il est parfois difficile de prendre toute la mesure de cette liberté et de ses implications. Pourquoi écrire? Quoi écrire? Quoi faire de sa liberté? Toutes ces questions supposent que l'on puisse s'interroger avec raison sur ce que l'on fait de sa liberté en écriture, comme dans les autres dimensions de sa vie.

Rendu à ce point, tu vas peut-être me dire: « D'accord, je suis libre de choisir mes raisons de lire, je suis libre de lire ce que je veux, quand je veux, comme je veux. Mais quand je ne comprends pas ce que je lis, quand je suis perdu, je ne me sens pas libre du tout. » Je te réponds ceci: Pourquoi veux-tu tout comprendre? Penses-tu pouvoir tout comprendre? Un livre, un bon livre, c'est comme une fleur, un oignon, une poupée russe. Vouloir en tirer du plaisir n'oblige pas d'en retirer tous les pétales, les couches, les poupées. Tu peux observer, sentir, toucher, enlever un pétale, une pelure, une première poupée. La beauté est là aussi, en surface, ainsi qu'à toutes les profondeurs. Peut-être savais-tu que certains spécialistes passent des années à analyser une œuvre sous toutes ses coutures. Après des dizaines de lectures, ils trouvent encore du nouveau à en dire. Des choses qu'ils n'avaient jamais vues avant. Car un livre, c'est un univers à lui seul.

Pour mieux te le faire comprendre, imagine une forêt. Plusieurs sentiers permettent d'entrer dans cette forêt et d'y circuler. Les sentiers t'offrent de découvrir la forêt, mais jamais entièrement. D'un sentier à l'autre, tu peux observer les mêmes espèces d'arbres, les mêmes types de roches, de plantes, mais tu ne peux pas contempler la forêt au complet, la connaître totalement. Pour y parvenir, tu dois emprunter tous les sentiers. Peut-être même devras-tu en ouvrir de nouveaux pour pénétrer des zones de la forêt plus difficiles d'accès. Mais avant d'y arriver, chacune de tes visites te fera voir des choses différentes, même en empruntant le même sentier deux fois, dix fois, cent fois. Ton état d'esprit durant ces visites, le temps qu'il fait, la saison, changeront peut-être ton idée, ton image de la forêt. Imagine maintenant que tu y reviens dix ans, vingt, trente ans plus tard. Je ne sais pas si la forêt aura beaucoup changé, mais toi, énormément. Tu découvriras alors des aspects de la forêt que tu n'avais jamais remarqués, peut-être simplement parce que tu ne t'y intéressais pas auparavant. Parce que c'est pour d'autres raisons que tu visitais la forêt.

Tu ne dois donc pas te surprendre de ne pas comprendre entièrement un livre. Il n'y a pas de manuel d'instruction pour entrer dans un roman ou dans un recueil de poésie. On peut t'orienter, t'offrir une boussole, te donner une intention de lecture, mais le seul vrai guide, c'est toi. Et pour devenir un bon guide de ta lecture, tu ne dois pas avoir peur de te perdre. Puis, ne pas avoir peur d'y retourner si tu le souhaites. Ce n'est pas si terrible, tu verras. Au contraire, c'est sans doute plus facile que la première fois. Et surtout, surtout, tu peux en tirer du plaisir si tu préserves ton goût de la découverte. Quand tu es déconcerté, déstabilisé, dérouté, aiguise tes sens. Accepte d'être égaré et profites-en pour goûter les mots, relire, prendre ton temps, saisir une phrase, un dialogue pour mieux y réfléchir, en nourrir ton quotidien. Imagine être un explorateur dans un monde étrange, unique, inconnu. Car la lecture, c'est aussi une expérience de la différence, de l'altérité. Accepte de perdre tes repères pour en trouver de nouveaux.

Certains livres, certains mondes continueront peut-être de te paraître trop lointains, trop exotiques, trop sinistres. Mes propres romans vont peut-être demeurer pour toi un océan d'ennui. C'est ce que tu me dis, parfois, à mots couverts, ou parfois en gardant le silence. Ne sois pas gêné de cela. S'il existe une vérité en littérature, comme dans les arts en général, c'est bien qu'une œuvre ne peut pas plaire à tout le monde. Alors rien ne t'oblige à aimer mon livre, ni d'y retourner. Mais n'arrête pas ton voyage pour si peu. À chaque nouvelle lecture, tu sais un peu plus ce qui te plaît ou ce qui te déplaît. Dans tous les cas, poursuis tes découvertes. Tes nouvelles expériences de lecteur te permettront de mieux naviguer. De trouver de nouveaux livres qui deviendront pour toi un pays accueillant, un port d'attache, une seconde maison. Mais n'en continue pas moins de voyager pour préserver ton sens de l'étonnement, bousculer tes idées, tes habitudes. Et cela peut aussi s'appliquer aux autres aspects de la vie.

Apprends à te perdre pour mieux lire. Sois libre même en étant perdu. Pars à la découverte de nouveaux mondes qui deviendront aussi les tiens. C'est ce que je te propose pour devenir le lecteur que tu mérites d'être. Un lecteur qui aime lire.

 

Pour vous procurer les livres de Jean-François Sénéchal, suivez ce lien!