Adagio

Le Traversier

 

Après avoir marché longtemps à la dérive, j’ai rencon­tré une rivière où il y avait un pont et une auberge tout près.

Je suis entré à l’auberge, comme on entre chez soi. Quelques clients soupaient aux tables du milieu, des clients sages et peu bavards.

Je m’installai à la table du fond, près d’une fenêtre, d’où je voyais très bien la rivière et le commencement du pont. Le jour tombait sur l’automne. J’attendis.

Un grand vieux de la place buvait en face de moi, en regardant le fond de son verre ; un homme au teint cuit, aux mains enflées de muscles.

Je le connaissais sans lui avoir jamais dit un mot. Il est de ces visages ouverts, des visages de vieux, qu’on croit connaître depuis toujours.

Sans présentation aucune, on se parla et on se com­prit. Il m’offrit à boire. Il avait des yeux francs qui fixent sans gêner.

Il m’a raconté une histoire, celle de sa jeunesse. Le village y a passé, un chaland, le pont que je voyais, puis deux femmes. Il m’a d’abord décrit sa rivière du temps de sa jeunesse.

C’était une rivière bohème, buveuse de ruisseaux, où s’abreuvaient les arbres, les mouches et les loups. Elle venait de loin, où commence l’écume, et char­royait des écorces gommeuses, promenait des canards et des joncs sous-marins ; les libellules s’y miraient en passant et des bancs de poissons verts, entre deux ombres d’arbres, y dormaient au soleil.

Jouant avec la bouteille qu’il y avait sur la table près de son verre, le vieux continua :

— C’était une rivière tranquille. Une orignale venait boire au détour à tous les matins, de bonne heure, avec son petit. Ma rivière était tranquille. Elle n’a pas beau­coup changé, elle. Les bords ont changé... Il n’y avait pas de maisons, ni de villages, ni de pont, quand je l’ai connue, moi. Elle était toute seule, dans le temps, avec nous autres puis une couple de familles : nos voisins. Mon père est arrivé un des premiers ici, attiré par elle. C’est lui qui lui a donné le premier coup de rame. Il a deviné qu’un jour ce serait une place d’avenir, il s’est fait traversier. Il a bâti un chaland pour voyager d’une rive à l’autre. Le premier, il en a eu l’idée. Un beau chaland gris qui se tenait toujours les deux bras pen­dus au bout de ses poulies, comme un chien au bout de sa chaîne ; un chaland qui regardait le large, en grin­çant des fois pour partir.

J’ai grandi dans ce chaland-là. Ç’a été mon berceau. Je me faisais un lit de fougères vertes, le midi ; j’éten-dais ça dans le fond, sur le bois brûlant ; je me couchais dans la belle odeur, ma casquette en visière sur les yeux. Floup... gloup ; les vagues faisaient floup, gloup, en tapant sur mon gros berceau. Puis je m’endormais, les oreilles pleines de chansons. Quand je me réveillais, je restais des heures à plat ventre sur le bout qui don­nait au large.