Crimes au musée

ARIANE GÉLINAS

Les météores saignent

 

Théa s’éloigne dans l’allée où sa voiture est stationnée. J’admire sa démarche mi-altière, mi-féline. Son sempiternel cigarillo fume entre l’index et le majeur de sa main gauche. Mon regard coule sur son anorak, puis sur ses hanches minces, qu’une jupe cin­trée épouse à la manière d’un second épiderme. Quand j’étais son étudiante en histoire de l’art, il y a quelques semaines à peine, elle venait enseigner à l’université ainsi vêtue. Son style faussement sévère, calculé, ne parvenait pas à voiler sa sensualité.

C’est la première fois qu’une quinquagénaire m’attire à ce point ; je me surprends depuis deux semaines à ébaucher des plans pour l’avenir en sa compagnie. Projets qui tiendront compte de mes récentes résolutions : pour couronner mes vingt ans, j’ai décidé de vaincre mes peurs. De m’afficher telle que je suis, comme le prouvent les avances que j’ai faites à ma professeure après son dernier cours de la session. Mon courage ayant été récompensé, j’y ai vu un augure favorable : ma relation naissante avec Théa en témoigne.

D’un mouvement gracile, ma compagne déverrouille la por­tière de sa Toyota, le visage tourné vers la fenêtre. Sait-elle que je l’observe par l’ouverture minuscule, voûtée au-dessus de l’évier de la cuisine, les pieds sur le comptoir ? Sans doute que oui.

La chaleur se dissipe dans ma poitrine, fleurit par vagues ascendantes. Mes doigts, tatoués de minuscules étoiles, pétrissent les boutons de mon chemisier turquoise, ouvert depuis nos étreintes matinales. J’aurais souhaité que Théa accepte que je l’accompagne pour acheter croissants et café. Senneterre est son village d’enfance, et je comprends qu’elle ne veuille pas me présenter tout de suite à ses frères et sœurs, mais à quoi bon m’enfermer dans sa résidence abitibienne ? Je l’ai même entendue verrouiller la porte d’entrée avant de sortir.

Ma compagne lève le regard vers moi, comme si elle feignait de s’apercevoir de ma présence. Ses courts cheveux blonds, par­semés de roux, encadrent son visage anguleux. Elle porte le pouce et l’index gauche à son menton, qu’elle a saillant, avant de m’en-voyer un baiser. Une toile représentant Mnémosyne dans une posture similaire s’impose à mon esprit. À l’instar de la déesse grecque, les yeux foncés de Théa irradient avec violence, sous des sourcils quasi inexistants. Je ne peux m’empêcher de remarquer le pli qui retrousse sa lèvre supérieure, particulièrement char­nue. Je l’ai déjà surpris lorsque, inscrite à son cours sur les arts de l’an -800 à 800, je lui ai demandé pendant une pause si elle avait exposé ses œuvres. Théa s’est perdue en circonvolutions sur le milieu culturel québécois. Plus tard, en investiguant sur son compte, j’ai appris que ses talents artistiques étaient si piètres que son directeur de thèse lui avait fortement conseillé d’orienter sa carrière vers l’enseignement et la recherche.

J’ai revu cette expression amère sur le visage de mon amante lorsque je lui ai montré des photos de mes installations, inspirées par mon prénom, Uranie, celui de la muse de l’astronomie. J’ai également puisé dans ma peur démesurée du noir. Enfant, je refu­sais de dormir sans deux ou trois veilleuses allumées, les rideaux ouverts. Quelques années plus tard, je faisais des détours pour rentrer le soir par les artères les plus éclairées, en plus de traîner une lampe de poche et des piles de rechange dans mon sac à dos. Ma dernière œuvre évoquait ces terreurs nocturnes, symbolisées par une voie lactée mouvante, un labyrinthe pour Thésée dont les lueurs se recroquevillaient jusqu’à imploser en un feu d’artifice aussi intense que définitif. Ce soir-là, après le vernissage collectif, sur le sofa du pied-à-terre montréalais de Théa, j’ai longuement caressé les cuisses rigides de mon amante avant de parvenir à la faire jouir avec ma langue.

Quoi qu’il en soit, l’invitation de Théa à sa demeure de Senneterre témoigne de son désir de consolider notre relation ; n’est-ce pas ? Je tente de m’en convaincre tandis que la Toyota recule, cuirassée de l’épaisse pellicule de saleté amassée sur la route 117. En biais, la forme courtaude de l’église se détache, avec son clocher bas et sa devise en bleu et rouge : Mon église... Ma capitation. Les lueurs matinales teintent les briques ornées de croix symétriques du violet foncé caractéristique de la mi-janvier.

Je descends lourdement du comptoir. Les cordons dénoués de mes bottes militaires se répandent sur le plancher comme les serpents frétillants de la chevelure de Méduse. Je reboutonne mon chemisier en frissonnant. Théa ne se fâchera pas si j’augmente la température du thermostat de quelques degrés, même si elle n’aime guère que l’on fouille dans ses affaires. J’ai eu l’occasion de le remarquer après notre arrivée hier soir, tandis que je cherchais un pyjama dans la commode de sa chambre.

Je consulte le thermomètre extérieur : -12 °C. Pas étonnant que ma compagne m’ait parlé, sur l’oreiller, de son enfance en Abitibi. Insensible aux bourrasques et aux engelures, elle s’amusait jadis près de la rivière Bell, tantôt en raquettes, tantôt en patins. Non sans nostalgie, elle a dit que plusieurs de ses anciens compagnons de jeu avaient déménagé par la suite au sud, sans jamais revenir.

Le pas traînant, je contourne la table de la cuisine, impeccable­ment rangée, encadrée d’un vaisselier et d’un bahut quasi dénués d’ornements. Étonnant pour une femme qui fut commissaire d’exposition pendant une demi-douzaine d’années. Seuls des ouvrages d’histoire de l’art empilés sur un secrétaire rompent la monotonie du décor.

 

La vitre immaculée qui recouvre la table de chêne me renvoie ma silhouette aux courbes prononcées, surmontée d’une cheve­lure en pagaille. La propreté de la maison contraste avec mon appartement de Verdun, où les objets disparates s’amoncellent parmi les cartes du ciel froissées, barbouillées de traits de feutres. Un peu d’ordre me fera du bien. Avant que je cesse de les voir, mes parents, fervents de rationalité au point d’enseigner la philo­sophie, répétaient que je manquais d’organisation et de discerne­ment. Qu’il était normal, étant donné mon caractère, que je sois incapable de conserver longtemps mes amis. Que diraient-ils s’ils savaient que, tout de suite après ma rupture tumultueuse avec Émilie, je me suis inscrite au baccalauréat en histoire de l’art ? Toujours, ils m’ont sous-estimée. Je leur montrerai qu’ils ont tort.

Pour me changer les idées, je décide de préparer la table pour le déjeuner. Je furète près des tiroirs et des armoires vert lime aux abords du comptoir. Théa ne se choquera pas pour si peu : sa vais­selle n’a rien de confidentiel. Les assiettes et les bols ne peuvent pas être loin, ainsi que les napperons que je devine classés avec un soin un peu maniaque.

J’agence affectueusement couverts, ustensiles et napperons en espérant que Théa aimera ma composition. Ne reste plus qu’à dénicher les serviettes de table. J’ouvre de nouvelles armoires près de la cuisinière en acier inoxydable. Toujours rien. Ce tiroir bas, à proximité du réfrigérateur, peut-être ? Ma paume rencontre une résistance. J’insiste. La devanture demeure immobile. Un peu raide. Je m’arc-boute vers le compartiment clos, des boucles devant les yeux. Je souffle pour les écarter de mon visage. Un fin cercle de métal se détache. Une serrure. Le tiroir est verrouillé. Vraiment ? Je me penche plus avant. Plusieurs compartiments sont pourvus d’une serrure.

Pourquoi Théa est-elle si méfiante ? J’ai déjà été peinée hier qu’elle refuse que nous visitions le sous-sol, verrouillé en perma­nence. Le ton a un peu monté lorsque mon amante a argué que la cave, à moitié en terre battue, « n’était pas finie et que nous n’avions pas d’affaire à descendre là ». Quand même ! Théa gagne­rait à me faire davantage confiance. Ne lui ai-je pas raconté mes blessures d’enfance et d’adolescence, ces fois où, à l’école, on me harcelait, me malmenait?

La sincérité ne devrait pas se manifester à sens unique. Au contraire. Les dérobades de Théa sont autant d’entraves à notre relation naissante. Tout comme me demander de rester sagement dans la maison dont elle a hérité. Nous en parlerons, lorsqu’elle reviendra. Après tout, ce genre de non-dits a conduit ma relation avec Émilie jusqu’à la rupture.

Je frictionne mes avant-bras pour me réchauffer. Et tire plus fort sur la poignée. Le bois craque. Et craque encore. Je donne un coup sec vers l’arrière.

Ce qui ressemble à des papiers s’échappe de l’ouverture des­cellée. J’inspire profondément avant de m’asseoir en tailleur sur le plancher de bois franc. Ma longue jupe azur forme une mare froissée comme celle près de laquelle Narcisse s’est desséché à force de s’admirer.

Mes yeux parcourent nerveusement les feuilles. Des extraits de pièce de théâtre, des lettres, des coupures de presse. Pour­quoi les avoir cachés ? Théa est d’une certaine manière pudique, mais... Ce sont surtout des comptes rendus d’expositions où mon amante était commissaire, directrice artistique. Elle figure sur quelques-unes des photos, plus jeune, un peu moins maigre. La plupart du temps, ce pli amer, boudeur, retrousse sa lèvre supérieure. L’expression de l’insuccès ? Sur deux ou trois clichés, le photographe a capté le regard de convoitise que Théa adresse à certains artistes. Ici, par exemple, à la première de cette pièce de théâtre interrompue après trois représentations, dont ma com­pagne a supervisé la conception des décors. Âgée d’une trentaine d’années, elle tient par la taille une jeune femme. Cette dernière me ressemble étrangement. Voluptueuse, forte de hanches, des cheveux bruns et frisés jusqu’aux épaules. Je racle ma gorge sèche. Sans doute s’agit-il d’une ancienne fréquentation. Combien de temps ont-elles été ensemble ?

Le titre de l’hebdo régional indique : « Accident tragique à l’école de la Concorde : la comédienne Nathalie St-Germain suc­combe à ses blessures ».

Je survole l’article.

 

Une partie des décors est tombée, en pleine représentation, sur la comédienne principale, Nathalie « Thalie » St-Germain. L’actrice de 18 ans, qui commençait à avoir une belle reconnaissance en Abitibi, a eu la poitrine transpercée par une tige. Selon certains spectateurs qui ont assisté à la première de la comédie, les décors semblaient en équilibre précaire. Ce qu’a prouvé la tragique...

 

Je relis l’article, la gorge serrée. Thalie, comme la muse grecque de la comédie. Théa aurait fréquenté avant moi une autre femme au prénom de muse ?

Mes mains moites s’accrochent au papier. Désarçonnée, j’entends une voiture s’approcher dans l’allée. Théa. Je bondis. Et si ma compagne me surprenait à regarder ses affaires sans y être autori­sée ? Je range pêle-mêle lettres et coupures de presse dans le tiroir, que je referme aussi discrètement que possible.

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Mes doigts gantés compriment la poignée en plastique de la lourde pelle. Je soulève un nouveau chargement de neige avant de le lancer sur la butte au milieu de la cour arrière. Mon haleine froide s’étale autour de mon visage. J’enfonce de plus belle la palette dans l’amoncellement de neige du balcon.

Théa n’a pas apprécié mes questions à propos de son passé. Les lèvres pincées, elle a décidé d’aller marcher seule près des eaux argentées de la rivière Bell. Pour décompresser, j’ai entrepris de pelleter le balcon arrière. L’air me semble tout à coup polaire. Son souffle s’immisce sous mon manteau d’hiver comme des ongles qui chercheraient à entamer ma peau.

Les bras m’élancent à cause des efforts répétés pour soulever la neige. J’abandonne la pelle dans la butte au milieu de la cour, si hau­tement clôturée par les cèdres que les voisins ne sont pas visibles.

J’examine la demeure en vinyle beige, au toit en pente. Sous les six pièces du rez-de-chaussée, le sous-sol, prétendument en terre, s’étend. Cette pièce verrouillée, que Théa refuse de me faire visiter. Il doit y avoir une entrée secondaire à l’extérieur.

Que sais-je en fin de compte du passé de Théa, de ses senti­ments envers moi ? A-t-elle peur de s’engager ? Je ne veux pas vivre une autre déception amoureuse...

Je repère enfin une porte en bois écaillé, dans la section ouest de la maison. Autrefois peinte en brun, elle est légèrement renflée vers l’intérieur. J’approche ma main gantée. Sans surprise, la large poignée en fer est verrouillée.

À tout hasard, je donne un coup de botte sous la poignée cor­rodée. Un amas de particules s’ébranle dans les ténèbres en une nuée poussiéreuse. Certaines miroitent au soleil. Une forte odeur de terre assaille mes narines. Je presse la manche de mon habit de neige sur mon nez avant d’ouvrir complètement la porte afin d’éclairer le sous-sol. Il fait si sombre... J’inspire pour me donner du courage. Il ne faut pas que mes peurs me gouvernent de nou­veau. J’entre prudemment, mes bottes claquant sur les quatre marches qui me séparent du sol.

Sur les poutres du plafond, où saillent plusieurs clous, des lettres ont été peintes à une demi-douzaine d’endroits.

Je plisse les yeux pour décrypter les caractères à mi-chemin entre le noir et le vert.

Saine terre attire. Une devise ? Celle de la ville ?

Si seulement l’obscurité n’était pas si épaisse. Mais il faut que je domine mes craintes. Circonspecte, j’avance. Mes bottes heurtent la terre figée par le froid. Les battements de mon cœur s’accélèrent.

Que m’attendais-je à trouver ? Des outils, peut-être, des boîtes oubliées aux rabats amollis. Des cafards tapis dans le noir, pullu­lant dans leur empire de crépuscule. Une succession de traînées mouvantes. Vivantes. Qui vont...

Je dois me ressaisir. Identifier les contours des ombres. Il n’y a ici qu’une dizaine d’amoncellements de terre, dont chacun dépasse de sept ou huit centimètres au-dessus du sol. Une forme plate et rectan­gulaire, plus ou moins blanche, surmonte tous les monticules.

Ma respiration se hachure.

Je marche vers l’un des amas, hésitante. Mes gants enserrent la forme d’une toile dépourvue d’encadrement. Les araignées et la terre y ont tissé des entrelacs de saletés et de moisissure. Sur le canevas, un paysage champêtre anodin a été peint, sans perspec­tive artistique, sinon peut-être la volonté de copier tel quel un modèle. Le vert-de-gris et l’humidité ont gangrené les couleurs de cette image d’Épinal.

Les mains tremblantes, je retourne la toile gondolée. Derrière la peinture, un violon a été dessiné d’un trait incertain. Une ins­cription accompagne le croquis.

Pour ma belle E., la plus accomplie des musiciennes, avec amour.

Une autre compagne de Théa ? Une amante artiste, de surcroît ? Qui a... qui a... L’initiale de la muse de la musique, Euterpe ?

Dans mon dos, l’éclairage s’amenuise tout à coup. Il fait si noir, à présent. Trop noir. J’ai l’impression que des mouvements s’arrachent à l’obscurité.

Je pivote brusquement.

En haut de l’escalier, Théa me regarde dans l’entrebâillement, une pelle dans sa main gauche. La même que j’avais utilisée pour déneiger. Son pouce et son index droits palpent les angles sombres de son menton. Son visage n’est pas le même. Comme si les ténèbres le mouchetaient de particules dévorantes.

— J’ai honte d’avoir cru jadis pouvoir être une artiste, dit-elle d’une voix rauque, dont les échos emplissent le sous-sol.

Je me raidis. Mon regard s’amarre à la palette de la pelle, qui luit à la hauteur de la taille de mon amante. Lanterne dans l’opacité fulgurante.

— Je... Je...

— Tu n’as pas à te forcer pour me dire que mes toiles sont réussies, ajoute-t-elle en descendant l’escalier. Leur place est ici, dans la terre, sous la devise de Senneterre. Saine terre attire. Mes muses ne se sont jamais élevées plus haut qu’au ras du sol.

Ses muses... La gorge desséchée, je parviens à demander, les yeux toujours rivés sur la pelle :

— Mais... mais certaines personnes ont cru en toi, comme cette... cette E. musicienne, non ?

Le regard de Théa brûle dans la pénombre, semblable aux pupilles de la Pythie. D’une main, elle resserre son foulard bordeaux, sur lequel pendent des boucles d’oreilles de nacre. Si blanches dans le noir. Ardentes.

— Nous n’avons pas été longtemps ensemble. Quelques semaines à peine, avant qu’elle... Qu’elle n’ait un accident.

Un accident. Comme la Thalie promise à une belle carrière de comédienne. Je sonde le noir, en quête d’une échappatoire. Il faut empêcher les peurs anciennes de remonter. De s’insinuer. Aucune fissure ne doit crever l’obscurité prête à me broyer jusqu’à ce que je sois ténèbres. Rien.

Théa n’a pas bougé : elle bloque l’entrée, calme, résolue. Cache la lumière.

Les poutres craquent autour de nous. Toute la froideur de l’hiver semble s’être condensée dans le sous-sol. Je frissonne. La nuit a contaminé l’endroit.

— Elle avait tellement de talent, renchérit ma compagne. Tellement de talent.

Ses yeux incandescents s’immobilisent sur les miens, en même temps que sa lèvre inférieure se retrousse sur ses dents.

— Comme toi, Uranie, comme toi.

Théa s’écarte un peu de la lumière, qui m’atteint enfin. Elle plante vigoureusement la pelle dans un monticule de terre, sous une toile tavelée de traînées grisâtres. Puis elle avance vers moi. Je recule d’un pas.

Mon amante tend une main dans ma direction. De l’autre, elle farfouille dans la poche de son manteau. Elle en retire un paquet de cigarillos.

— Allez, remontons. On reviendra une autre fois. Ce n’est pas le moment.

Théa se tourne vers la sortie. La lumière m’étreint. Finalement.

Le sang recommence à circuler par à-coups dans mes veines. Je cours presque vers l’escalier. Le ciel de janvier m’éblouit de son aveuglante clarté.

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La 8e Avenue, d’une largeur surprenante, se déroule devant moi avec ses pick-up et ses voitures stationnés en épi. Théa progresse sur le trottoir mal déneigé à côté de l’école primaire, de cette démarche langoureuse qu’elle avait souvent en classe. A-t-elle enfin accepté de s’afficher en public avec moi ? Son invitation à patiner au centre sportif André-Dubé semble le montrer. Elle a été très attentionnée cet après-midi, pendant que nous regar­dions un documentaire sur l’art au Moyen Âge. Mes appré­hensions à son égard, dans le sous-sol, m’ont paru absurdes, provoquées par mes terreurs nocturnes de jadis. L’espace d’un instant, j’ai vraiment cru qu’elle me voulait du mal, à cause de l’obscurité.

À l’instar des miens, ses patins, attachés par les lacets, rebon­dissent sur ses épaules. L’un d’eux pend sur la poitrine, l’autre ballotte dans son dos. Même si la température est plus clémente que ce matin, nous sommes les seules passantes à marcher près de l’ancien presbytère, érigé à proximité de la rivière Bell. Les arbres dégarnis, aux reflets vaguement violacés, se racornissent sur les berges enneigées, où s’allonge peu à peu le crépuscule.

Je considère Théa, une main posée sur les vieux patins d’homme qu’elle m’a prêtés. Ils ont appartenu à son frère Marcel, ancien joueur de hockey amateur. Selon Théa, si tout va bien, elle me le présentera dans quelques semaines. Encore une réticence de la part de mon amante. Si je ne m’étais pas brouillée avec mes parents, je leur aurais déjà fait connaître mon amoureuse. Pour­quoi attendre ? La dernière relation de Théa s’est-elle à ce point mal terminée ?

Je me décide à demander, un nuage de vapeur s’évadant de mes lèvres sèches :

— Comment c’était, avec ta dernière compagne ?

— Uranie, je t’en prie, je préfère ne pas en parler. Ç’a été assez difficile de passer à autre chose. Je veux aller de l’avant. Avec toi.

Ma compagne exhale bruyamment. Ses cheveux plaqués sur son crâne rendent ses traits sévères. Mes doigts se crispent sur les lacets des patins.

— Tu veux me cacher une partie importante de ta vie ?

— Ce n’est pas ça... Chaque chose en son temps.

Une légère rougeur monte aux joues de ma compagne. La 8e Avenue disparaît derrière nous pour laisser place à un terrain sur lequel s’élève un poste de pompage au revêtement bleu et blanc. Théa s’engage dans cette direction. De l’autre côté de la rivière, la silhouette d’un pont ferroviaire surmonte les eaux.

Je plisse les paupières, avant de m’immobiliser. Plus loin, en bas d’une pente, un trou de bonne taille perce la glace. Près de la berge obscurcie, une section de la rivière est dépourvue de neige. Les herbes jaunies, mâtinées de terre, arquent leurs tiges flasques vers la large brèche dans la glace, assombrie par la tombée du jour. Une mare de ténèbres grises parfaite pour noyer Ophélie. Je frissonne.

Théa suit mon regard. Elle semble remarquer le trou dans l’eau gelée. Ou alors, elle savait déjà qu’il s’y trouvait.

— Ce n’est pas une bonne idée de patiner sur la rivière, affirme-t-elle. Surtout avec le redoux de début janvier... En ce moment, je ne m’y risquerais pas.

Ma compagne ajoute rapidement en desserrant son foulard :

— Un accident peut arriver n’importe quand.

Théa continue de descendre la pente. Elle progresse vers la berge assombrie, non loin de la glace crevée, un patin se balan­çant dans son dos.

J’hésite à la suivre dans l’obscurité. Je me rappelle alors ma promesse de surmonter mes craintes. J’enlève mes mitaines, qui gênent mes mouvements. Comme si elle lisait dans mes pensées, ma compagne enlève ses gants de laine. Elle les enfouit dans les poches de son anorak, sur lequel pend son foulard, lâche. La glace fendue aux abords de la rive révèle des eaux opaques, à côté d’un amoncellement de terre jaunâtre, ombragé par le crépuscule. De plus en plus dense.

Je rejoins mon amante à pas lents. Théa allume un cigarillo à l’aide de la flamme vacillante d’un briquet, avant d’appuyer son autre main sur le tronc chétif d’un arbre. Puis elle se tourne vers moi.

Je recule brusquement d’un pas. Son visage a changé, s’est affûté comme si la nuit y avait sculpté des angles noirs.

Théa s’avance soudain. Vite, je pivote pour lui échapper. Quelque chose s’élève dans mon dos, s’arrache à mon épaule.

Je m’immobilise lorsque j’entends un cri. Me retourne.

La gorge de Théa bâille, fendue en haut du foulard par la lame de l’un de mes patins. Elle presse ses mains sur la large blessure horizontale. Ses doigts s’imbibent de sang. Son cigarillo lui échappe, grésille dans une flaque de gadoue.

Elle glisse, les paumes encore appuyées sur la plaie. Dérape parmi les racines et les herbes détrempées de la berge avant de tomber à genoux.

Théa lève la tête dans ma direction, une expression indéchif­frable sur les traits. Je ne reconnais toujours pas son visage. La noirceur l’a remodelé.

Ces traits étrangers semblent me supplier. Théa crache une gerbe rouge. Le sang gicle entre ses doigts, macule son foulard.

Le bas du corps de Théa glisse dans le verglas mêlé de boue. S’approche du trou dans la glace. Si je l’aide, si j’appelle des secours, elle sévira. Comme elle l’a fait avec les autres.

Sans perdre de temps, j’arrache à la berge une poignée de terre. Je l’aplatis dans l’une de mes mains. De l’autre, je me tiens à l’arbre frêle. Et j’avance le plus près possible de ce visage que je ne connais pas.

Sa bouche s’ouvre sur des dents noyées de sang.

— Uranie...

Il faut que Théa arrête de gémir, elle m’empêche de réfléchir.

J’enfourne la poignée de terre entre ses lèvres rouges. Elle s’étouffe, les yeux agrandis. Porte une main à sa bouche où le sang se confond avec la boue.

Elle glisse. Et glisse encore. Jusqu’à la fosse glacée. Où elle s’enfonce. Les jambes, puis la taille.

Je m’éloigne, la respiration sifflante. Ma tête s’incline vers la rivière. Les derniers soubresauts du crépuscule l’obscurcissent, bondissent sur les cheveux de Théa. Se déversent dans son âme.

Elle continue de se débattre dans les eaux transies, son cou dégorgeant un sang de plus en plus sombre. Mollement, ses ongles écorchent les parois de la fosse. Y laissent des traînées vermeilles.

Ses gestes faiblissent. S’engourdissent. La tête de Théa disparaît dans la rivière

 La surface a englouti la peur. Je suis soulagée d’avoir, pour une fois, su la vaincre.

Théa n’ajoutera pas Uranie à son musée. Non.

Un accident peut arriver n’importe quand.

Je renverse la tête vers l’arrière. L’éclat des étoiles est brillant, comme c’est souvent le cas au nord. Le ciel est tellement noir que l’on peut distinguer des amas stellaires.

Une succession de traînées mouvantes. Vivantes. Leur loin­taine lumière me réconforte.

Je baisse les yeux. Examine un instant les tatouages d’étoiles sur mes doigts barbouillés de terre jaune. Gratte le sable en des­sous de mes ongles.

Puis, je m’approche prudemment du trou dans la glace, une main agrippée à l’arbre malingre. Plonge mon index dans le sang tiède. Et le suçote, les yeux rivés aux météores.