Du diesel dans les veines

AVANT-PROPOS 

LES VIEUX CAMIONS


             Le temps passe et tout devient archive. Les camions et les camionneurs dont nous parlons dans ce livre ont depuis longtemps atteint le bout de leurs courses. Ils sont devenus vieux, on les a retirés de la route, épuisés, finis, et il ne reste plus grand monde pour se souvenir de leur superbe. Pourrions-nous encore tenir une conversation sur les anciens Autocar, les vieux Kenworth, les antiques White Freightliner flat nose, les Mack classiques, les premiers Western Star, les Ford 6000, les Peterbilt «vintage», même les Dodge ou les Diamond Reo? C’étaient des machines rudes qui exigeaient de gros efforts de la part des chauffeurs. Se souvient-on des exploits des camionneurs de ce temps sur les routes isolées des régions subarctiques, de Val-d’Or jusqu’au lac Pau de la Caniapiscau? Ils s’éreintaient, se désâmaient sur des chemins impossibles, enneigés, glacés, empoussiérés. Le mot «ergonomie» n’était pas encore inventé, l’inconfort était au rendez-vous et, dans la conception même des machines, personne n’avait pensé à faciliter la vie des hommes. Du moment que ces moteurs puissants et fiables tournaient, que ces transmissions capricieuses donnaient la force nécessaire pour hâler la charge, nul ne posait de question. Le chauffeur devait s’adapter à la mécanique. À lui de découvrir les secrets et caprices de chaque camion en particulier, sa transmission, son volant, sa torque.
             Entre 1970 et 1980, un véritable tournoi de camionnage eut lieu dans le nord-ouest du Québec. C’était, bien sûr, le projet de la Baie-James qui avait déclenché une pareille euphorie, laquelle dura une décennie. Pour approvisionner les grands chantiers, on avait ouvert une nouvelle route franc nord, de Matagami à LG2-Radisson, une route frontière en pays sauvage. Ce trajet représentait 700 kilomètres de route isolée à travers la taïga. Tout était transporté par camion: les matériaux, la nourriture, les machines, l’essence, le diesel, etc. Les camionneurs pouvaient rouler à l’infini, à un train d’enfer. Il y avait toujours des remorques «à monter en haut». Cela venait de Montréal, par la longue route 117, cela venait de l’Ontario; les matériaux et les provisions arrivaient de partout, en fait, avant d’aboutir à Matagami, porte d’entrée de la région de la Baie-James. Entre Montréal et le dernier chantier à la Caniapiscau, il fallait parcourir 2 200 kilomètres difficiles et exigeants.

J’ai fait mon premier grand voyage en 1975 à bord d’un Freightliner, en compagnie d’un chauffeur légendaire, Magella Deroy. En deux ans, j’ai connu bien d’autres routiers du Nord, mais rétrospectivement, Magella fut un informateur comme en rêvent tous les anthropologues de terrain. Son truck s’appelait «Le roi du Nord», et lui-même était beau «comme un camion». Entre toutes les marques, le Freightliner avait une personnalité bien à lui, une gueule inoubliable. Si je dédie ce livre à Magella Deroy, c’est qu’il était un conteur comme il n’en existe plus, mais aussi un authentique «truckeur» qui a passé toute sa vie sur la route, un fier comme un nomade en liberté, un fabulateur magnifique qui parlait à son camion comme on parle à des chevaux de trait.
             En 1976, j’ai obtenu une petite bourse me permettant d’envoyer un jeune photographe talentueux sur la route. Il a fait un grand voyage de Montréal jusqu’à Matagami, de Matagami jusqu’à Chisasibi, et de Chisasibi jusqu’à la tête de la Caniapiscau. Durant ce long périple aller-retour, il a pris plus de 2 000 photos. Malheureusement, ce trésor documentaire est disparu dès son retour, dans l’incendie de son logement. Il ne reste plus qu’une dizaine de photographies d’un travail documentaire qui aurait une valeur inestimable aujourd’hui. Appelons cela le destin.
             Ma thèse de doctorat sur les camionneurs fut écrite il y a plus de quarante ans et elle a reposé dans une pièce de l’Université McGill tout ce temps. Consultée à plusieurs reprises par des étudiants anonymes, par des chercheurs curieux, mise en ligne par une revue s’adressant aux routiers, la version originale a toujours eu une sorte d’existence minimale. L’Office national du film (ONF) avait même projeté d’en faire un film documentaire. Bernard Gosselin, cinéaste bien connu, avait assisté à ma soutenance. Séduit, il élabora l’idée de tourner les réalités de ce monde qui existait encore en 1980, le monde des camionneurs de la Baie-James. Le documentaire n’a malheureusement jamais vu le jour. Quant au projet de publier le manuscrit original, une idée qui existait au moins depuis 1980, il a fallu attendre. Je savais qu’il fallait réécrire le tout pour lui enlever sa forme universitaire, travail qui m’effrayait. Le document est donc resté dans l’ombre. C’était son destin, semble-t-il.
             Et puis une sorte de miracle se produisit, un miracle que j’oserais présenter sous la forme d’une métaphore: Mark Fortier est monté dans un grenier, mon grenier. En fouillant nonchalamment dans les boîtes et traîneries, il a trouvé un manuscrit empoussiéré, des notes, des feuilles oubliées depuis des décennies. Éditeur dans l’âme, intellectuel curieux, écrivain, il a lu, bien sûr, ce qui se présentait à lui. Avec ses yeux neufs, il a découvert une histoire, un monde, des traces de l’univers des camions remontant aux années 1970, sur les routes du Nord. C’était il y a deux ans. Convaincu, enthousiaste, il me proposa d’en éditer l’essentiel. Je ressentis alors une panique familière, la même qui m’a toujours habitée depuis quarante ans: l’angoisse du travail fastidieux de réécriture, tâche que je n’aurai jamais eu, finalement, le courage d’entreprendre. Mark Fortier, suivant sa sensibilité d’écrivain et son intuition d’éditeur, me proposa de réécrire le tout avec moi. Mais, en somme, c’est lui qui a fait tout le travail, me déchargeant du principal.
             Le document original contenait une longue partie justificative s’adressant à des oreilles universitaires, des argumentaires méthodologiques, des plaidoyers théoriques qui n’intéressent plus personne aujourd’hui. Mark l’a simplement amputée. Puis il a plongé dans le cœur du texte, réécrivant le manuscrit en son entier. Son travail minutieux a porté un beau fruit: mon ancienne thèse finalement transformée en un texte pouvant intéresser un grand public. Je ne puis dire ma joie et mon soulagement. Je ne puis dire non plus ma reconnaissance à l’endroit de Mark Fortier. Tout cela me dépasse et c’est avec la plus grande innocence que je redécouvre, à travers sa réécriture, mes amis routiers de ces temps révolus.
             Voici donc les carnets du cercle des honorables camionneurs du Nord, les rois de la glace et de la poussière, du crachin et de la poudrerie, de la boue et du gravier, d’une saleté témoin de grandes fatigues et de grands épuisements. En publiant finalement ce manuscrit, j’ai l’impression d’arriver au bout d’un très long voyage, comme un bon chauffeur qui a traversé trois tempêtes et tant de misères que plus personne ne l’attendait en fin de course.

             Serge Bouchard