Emprunter aux oiseaux

PROLOGUE

 

Ma grand-mère Denise était la reine du scrabble à Granby. Elle connaissait davantage de mots que les dictionnaires. Elle m’a offert le suc du mot « abricot ». Le clair-obscur du verbe « adorer ». L’ambivalence du nom « mimosa ». Elle cherche désormais le mot « cuillère » en brassant le dessert dans sa soupe. Elle prend les écureuils pour des minous. Les caniches, des minous. Les choses, des minous. Ma grand-mère m’a transmis ses mots. Je lui livre les miens. Nous formons une armée de bécasses et d’hélianthes entêtés. Je ne suis pas du côté de la démence. Je suis du côté de Denise. Les termes que la maladie lui dérobe, je les reconstruis par centaines.

La souffrance souffle des consonnes mes­quines : Alzheimer. Je sais ce diagnostic par cœur. Les critères. Les pilules. Je les prescris sou-vent. Je ne sais rien. À cette heure terrible et pure de sa vie, Denise m’enseigne tout. La médecine est mince si elle exclut l’âme. La psychiatrie com­mande le soin. Autrement, je suis une piètre psy­chiatre. Telle est ma conviction profonde. Denise me montre que la médecine est une faillite de l’esprit si elle ne repose que sur celui-ci. La gué­rison relève de la science ; le soin relève de l’âme. Denise ravitaille la mienne. Devant l’exigence insoutenable de sa détresse, je m’incline : Denise est plus bleue que le jaune.

Empruntant la fragilité aux oiseaux, rencon­trant et racontant ma grand-mère, je plaide la nécessité de la poésie, qui plonge là où la science recule. La poète accompagne la tempête pour l’apprivoiser et la traduire. Oppose la présence au délire. Les camélias aux vortex. Écrit Denise avec des cerises. Lui fredonne des comptines comme on transfuse – et refuse – une petite apocalypse. Amuse Denise avec des jeux pour enfants de deux ans et moins. Mastique sa lumière qui goûte le sucre d’érable. Délivre ses songes, bou­leaux courant dans le ventre du vent. Touche ses angoisses, papillons. Certitudes livides, chevro­tantes : des étoiles. La beauté sauvera le monde. La beauté sauvera Denise.

Parler de Denise ne suffit pas. Denise possède une parole riche et pauvre, défenestrée et parfaite parce que sienne. Il me faut lui donner un espace. Les déments ont une voix qui mérite l’écoute du poète attentif à la finitude. Ma grand-mère incarne la philosophie : apprendre à mourir. Denise touche à ce qu’il y a d’humain dans l’hu-main et les ormes. Elle pose la question de l’être : qui est Denise, qui suis-je, lorsque tout – pro­jets, espérances, raisons, famille, bonheur, lan­gage – s’évapore ? À ce point précis de la perte, on frôle la dignité, le noyau du ciel. On respire par les yeux. Le néant est impossible, écrit Levinas. Il faut soutenir cela : Denise est démunie et nue, je suis démunie et nue, mais nous ne sommes pas rien. Deux âmes se frottent, et c’est plus d’âme encore dans le noir.

Je n’ai plus peur de mon visage. Je suis la petite-fille de Denise. De son album photo regardé, regardé et regardé pour la raccrocher au connu. La petite-fille des tomates de son jardin. De ses biscuits au gruau. La petite-fille de ses châles. De sa collection de timbres. De ses courtepointes. Je suis métissée comme l’Atlantique et je suis la petite-fille de Denise. Je n’ai pas d’autre vérité. C’est une profession de foi. Je n’ai pas d’autre profession.