Homo sapienne

PRÉFACE

Un autre Groenland

 

Le lecteur qui penserait trouver dans ce roman de Niviaq Korneliussen un récit de grands espaces, de glace, de neige, de froid extrême, de difficultés phy­siques, d’icebergs, de préoccupations environnemen­tales et de survie culturelle, en somme un roman du Groenland qui reprendrait les schèmes de l’imagi-naire du Nord tels que posés par les grandes cultures européennes et nord-américaines, se trouvera com­plètement dérouté. Sa lecture lui permettra plutôt de découvrir de l’intérieur et sans ménagement l’uni-vers complexe et subtil des questionnements sexués de cinq jeunes urbains de Nuuk, pour qui la vie dans l’Arctique est au cœur des remises en question contem­poraines sur le genre. Ceux-ci vivent intensément cette réflexion dans une forme littéraire actuelle et travail­lée par la stridence des échanges sociaux multiples et croisés. Dans ce maëlstrom de cultures, le colonialisme envers les Inuits devient un prétexte condamnable et trop souvent utilisé pour esquiver l’essentiel : « Enough of that postcolonial piece of shit » écrit en anglais la romancière. Cesse de reporter la faute sur l’autre ; sois responsable de ton sort. « Tu n’es pas à plaindre. »

Quoi qu’en disent certains lecteurs (souvent ano­nymes et donc menaçants) fâchés de se retrouver exposés aux noirceurs et aux marginalités sociales et culturelles du Groenland, ce pays peut s’estimer heureux de compter une écrivaine aussi férocement critique. Niviaq Korneliussen cherche le bien commun non par la défense d’une culture certes menacée et colonisée, mais dans une puissante charge contre la facilité et dans une volonté farouche de représenter ce qui n’a jamais été porté par la littérature :

Les histoires de chasseurs du passé, les récits sur l’influence de la nature, cela ne m’a jamais intéres­sée. Dans ma jeunesse, j’ai cherché en vain un livre qui me parle, qui raconte ce que moi et mes amis vivions et les questions qui nous préoccupaient. Je n’ai jamais trouvé ce livre. Je crois que c’est ce que j’ai voulu écrire, ce livre que je n’ai jamais pu lire.

Elle ajoute : « Pour moi, c’est important de raconter ce qui a jusqu’à maintenant été laissé sous silence. » Toutefois, la culture médiatique de soi, le mélange des langues et des influences, la fluidité des identités, la critique et l’ironie concordent peu avec les valeurs de consensus et de défense collective propres aux sociétés marginalisées et colonisées : « Pour les Groenlandais, c’était inédit de devoir accepter que l’un des leurs les critique, d’accepter qu’on mette en question, de l’inté-rieur, leurs propres positions. Pour moi, c’est en étant critique que je vise le bien pour mon pays. »

Les cinq personnages de Homo sapienne trouvent occasionnellement dans la nature, la famille et le travail la force de vivre et d’aimer, mais c’est à leur quête d’identité personnelle qu’ils consacrent tout leur temps et toute leur énergie : qui suis-je, qui m’aime ? La première œuvre de cette écrivaine est universelle par les questions qu’elle soulève, même si son action se situe dans un micromilieu marginal. Le roman a également le mérite de renverser la vision de l’extérieur — et souvent aussi, de l’intérieur — que le lecteur pourrait avoir du Groenland. « Cette œuvre n’est pas écrite pour plaire aux touristes ; d’autres urgences pressent la vie des jeunes personnages de ce roman », écrit Mai Misfeldt dans le quotidien danois Kristeligt Dagblad. En effet, c’est un tout autre monde qui s’ouvre et s’offre dans ce récit urbain, contempo­rain, queer, social et politique.

Le milieu littéraire groenlandais est, bien sûr, res­treint. Cette grande île arctique peuplée par les des­cendants des Inuits ne compte que 55 000 habitants. Toutefois, la vie culturelle y a toujours été active : dès la fin du xixe siècle, l’ensemble de la population était alphabétisé, alors que seulement une partie des habitants de l’Europe et de l’Amérique savait lire et écrire. Les premiers romans, au début du xxe siècle, imaginaient déjà le Groenland des siècles à venir : plus autonome, plus égalitaire, plus heureux. À la fin du siècle, cependant, le doute s’installe : d’abord face au Danemark, désormais perçu comme une puissance colonisatrice — notamment dans les poèmes d’Aqqaluk Lynge —, puis face à soi-même, par exemple dans les nouvelles de Kelly Berthelsen, où apparaît cette « noir­ceur » que l’on porte en soi et qui peut contaminer les autres. Aujourd’hui, le monde, porté par des inquié­tudes environnementales, a les yeux tournés vers l’Arc-tique et le Groenland : cette attention ne laisse toutefois pas de place aux voix ni aux préoccupations de ceux qui y vivent. L’écologie sociale et culturelle exige que nous fassions l’effort de comprendre les positions de ceux qui montent la garde de l’Arctique. La littérature groen­landaise, désormais disponible en français grâce à la traduction, est une excellente voie pour recomplexifier notre vision simpliste du « Grand Nord » et en accepter la diversité (« je pense que les choses ne se résument pas à ce qui est présenté », dit avec simplicité l’auteure en entrevue dans un journal danois). La critique a vu dans le roman de Niviaq Korneliussen une rupture dans la littérature groenlandaise, mais cela s’explique peut-être par le fait que cette littérature est peu connue. En fait, on peut y trouver une continuité, que ce soit celle de la présence de cette obscurité intérieure (« Je détruis tous ceux que je touche et cela ne m’étonne pas que je sois prisonnière de l’obscurité », dit Sara dans le roman) ou celle de la volonté de situer le Groenland au cœur des débats contemporains, du point de vue de l’Arctique. Ici, on interroge les identités sexuées fluides de jeunes urbains de Nuuk, dont l’ouverture et le cou­rage peuvent certainement inspirer les jeunes d’autres pays par leurs avancées.

Niviaq Korneliussen n’avait que 23 ans lorsqu’elle a écrit ce roman, publié en 2014 à Nuuk chez l’édi-teur Milik en groenlandais, sa langue natale, et en traduction danoise, qu’elle a réalisée elle-même. Le succès et la surprise, parfois violente, sont immé­diats : « Les Groenlandais ne sont pas habitués à la critique », me dira en entrevue l’écrivaine. Tout de même, l’éditrice vend plus de 2000 exemplaires du roman au Groenland, un succès sans précédent. La réception dépasse ce cadre quand le roman est mis en nomination pour un grand prix littéraire des pays nordiques. Le plus important quotidien de Copenhague, Politiken, attire l’attention sur ce qu’il considère comme un « plaidoyer contre l’intolérance sexuelle au Groenland » qui « détruit le cadre de l’hétéronormativité ». Jes Stein Pedersen écrit : « Homo sapienne a créé son propre genre. C’est du réalisme sexué sans filtre. » Pour une fois, l’intérêt ne porte pas d’abord sur une œuvre groenlandaise, mais sur une œuvre du Groenland universelle et avant-gardiste. Le naturel des propos de l’écrivaine ne brusque pas que la société qui est la sienne ; il atteint aussi le lecteur de Copenhague, New York, Montréal, Paris et Berlin, pourtant habitué à la cohabitation des discours.

La critique a lu dans cette œuvre le premier roman groenlandais qui met en scène des lesbiennes, un homosexuel, une bisexuelle et une transsexuelle, ce qui est bien le cas. L’auteure rappelle toutefois qu’elle n’a pas voulu écrire un roman queer, mais qu’elle a sim­plement cherché à parler de la réalité des jeunes qui l’entourent. Pour elle, l’enjeu n’est pas uniquement la représentation de la diversité sexuelle — quoique cela ait son importance —, mais aussi la volonté de parler du désir universel de choisir pour soi-même, de retrouver le goût de prendre des risques et d’avoir la force de refu­ser l’influence sociale pour définir son identité et ses relations. En ce sens, le critique de Politiken a vu juste : Homo sapienne est un roman universel.

Récit d’une nouvelle génération, planétaire mais ancrée dans sa culture, l’auteure de Homo sapienne se propose pour arriver à ses fins d’utiliser un amal­game de discours : ceux du roman, des réseaux sociaux (SMS, #hashtags, Facebook), de la correspondance, des conversations téléphoniques, du journal personnel, du plurilinguisme (chaque langue portant sa charge politique et sociale). La forme composite du roman — notamment les récits selon le point de vue de cinq personnages, qui ajoutent du sens et convergent vers une intensité dramatique réussie — était nécessaire pour parvenir à raconter cette histoire. L’utilisation de plusieurs langues révèle à la fois une tension sociale (passer du danois à l’anglais n’est pas un geste innocent d’un point de vue colonial) et formelle (les #hashtags, par exemple, toujours en anglais, ajoutent un méta-discours qui tantôt induit de l’ironie, tantôt provoque un renversement de sens). L’œuvre tire sa force de cette construction hétéroclite et diverse. Le directeur littéraire de Politiken confie sa surprise devant l’œuvre : « J’ai commencé ce roman et je me suis dit : je n’ai jamais lu quelque chose écrit comme ça, écrit par un jeune écrivain. Jamais. »

Niviaq Korneliussen, née en 1990 dans le village de Nanortalik (1400 habitants) dans le sud du Groenland, dit n’avoir jamais subi de préjudices lorsqu’elle s’est déclarée lesbienne. Toutefois, la pression sociale force l’individu à se questionner sur sa place parmi les autres, et cela peut conduire, comme c’est le cas chez les per­sonnages de ce roman, à des inconforts : qui suis-je ? Ma sexualité, mes relations amoureuses, mon identité sexuée doivent-elles concorder ? Comment me défaire de mon identité sociale pour trouver celle qui m’appar-tient ? Politique, le roman Homo sapienne se termine par une scène transmise par SMS où la sœur de Sara lui annonce qu’elle nommera son bébé Ivinnguaq / Ivik (soit une femme, soit un homme) : « You never know », lui dit-elle. Au terme de ce récit, la société se retire un tout petit peu pour laisser à l’individu la liberté de choisir lui-même qui il est. Fragile équilibre, mais posi­tion forte de l’auteure.

Alors que le roman n’était pas encore traduit en anglais, le prestigieux magazine The New Yorker publiait en janvier 2017 une longue entrevue avec l’auteure, « une star littéraire inattendue ». Alastair Gee rappelle le renversement que propose le roman Homo sapienne par rapport à l’imaginaire du Nord : face aux héros virils de l’exploration arctique appa­raissent enfin de nouvelles voix, qui témoignent d’un déplacement nécessaire des perceptions.

L’œuvre de Niviaq Korneliussen est politique, fémi­niste, queer, sociale, pionnière et universelle. Elle pose sur un milieu restreint un regard multiple et en accord avec les modes d’échanges contemporains, influencés par les réseaux sociaux. Quand elle se permet de les juger, l’écrivaine porte davantage son regard sur la pos­sibilité pour ses personnages de reprendre la responsa­bilité de qui ils sont, face aux autres et à eux-mêmes. Ce faisant, elle propose une œuvre qui parle de non-dits, de fluidité, de courage et de l’extrême-contemporain ; elle change ainsi pour les jeunes la perception de la lit­térature et du roman, ce qui ajoute une autre dimension politique à son action.

Le parcours du personnage de Sara (« What a day ») témoigne bien de la complexité des liens entre l’identité sexuée, le désir de vivre et la situation sociale. Pour Sara, la noirceur qu’elle porte en elle — cette honte d’être elle-même — doit faire l’objet d’un sacrifice qui lui permettra une renaissance et lui redonnera un désir de vivre, donc une volonté de prendre des risques. Prendre des risques, c’est tout l’inverse de ce « post-colonialisme » qui reporte sur l’autre la responsabilité : c’est pour l’individu la possibilité « de triompher de sa naissance », selon la juste formule de l’essayiste Pierre Nepveu. L’étranglement des personnages de Homo sapienne semble d’abord lié à une marginalité sociale, mais il renvoie tout à la fois à un débat personnel et intérieur qui révèle les limites du monde (ici, colonisé). Triompher de sa naissance, trouver son identité, à nou­veau prendre des risques, c’est là le geste profondément politique auquel nous convie Niviaq Korneliussen. D’abord penser à se libérer avant d’atteindre le monde, comme si nous avions oublié la nécessité d’un tel geste.

Face au tourbillon qui l’a happée et rendue célèbre, Niviaq Korneliussen admet que cette attention a été oppressante, et que les espoirs — et les critiques — que son œuvre a suscités sont aujourd’hui lourds à porter. Pourtant, « écrire est une nécessité pour moi, pour que je puisse agir comme un être humain », affirme-t-elle.

Dans Homo sapienne, le personnage d’Inuk écrit à sa sœur : « All I want is to be home. Home is in me. Home is me. I am home. / Home. » La romancière confie que sa prochaine œuvre portera d’ailleurs — avec la même charge critique et émotive, le lecteur en sera convaincu — sur la difficulté à trouver sa place, une « maison » qui soit soi.

Décidément, le Groenland peut s’estimer heureux d’avoir une telle romancière.

 

DANIEL CHARTIER

Professeur

Chaire de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique

Université du Québec à Montréal