Hôtel Lonely Hearts

1

Naissance d’un garçon du nom de Pierrot

 

En ce jour de 1914, une très jeune fille frappa à la porte de l’hôpital de la Miséricorde. Potelée, elle avait des joues rondes comme des pommes et des boucles blondes. Elle n’avait que douze ans.

Son cousin plus vieux, Thomas, avait traversé l’océan pour aller se battre en France. Elle était folle de lui depuis sa plus tendre enfance. Il était plein de fantaisie, il savait marcher sur les mains et il l’emmenait voir des orchestres dans le parc, le dimanche. Il était courageux et lui répétait sans cesse qu’il serait soldat un jour. L’hiver précédent, il s’était présenté chez elle dans son bel uniforme, et lui avait dit qu’il lui ferait passer un examen médical pour voir si elle était apte au service, comme les garçons. Elle était très curieuse de savoir si elle aurait pu elle aussi être soldat, si elle était née garçon. Il avait dit qu’il devait enfoncer son pénis en elle pour prendre sa température interne. Quand il avait eu fini, satisfait de la trouver en parfaite santé, il lui avait donné un petit ruban rouge tombé d’une boîte de gâteau, qu’il avait épinglé sur sa veste comme une médaille en reconnaissance du grand service rendu à sa patrie. Quand l’archiduc François-Ferdinand fut assassiné, Thomas pria pendant des mois pour que le Canada déclare la guerre, afin d’échapper à sa cousine enceinte.

Ses parents l’envoyèrent à l’hôpital de la Miséricorde. Tous les jours, des jeunes filles enceintes faisaient la file devant l’hôpital, avec leurs gros ventres qu’elles ne pouvaient plus cacher à leurs familles. On les avait mises à la porte. Certaines avaient eu le temps de faire leurs valises. D’autres avaient simplement été tirées par les cheveux et jetées à la rue. Les filles arrivaient avec la main de leur père étampée sur le visage, s’efforçant de cacher leurs bleus sous leurs jolis boudins blonds ou leur chevelure noire et lisse. On aurait dit des poupées de porcelaine tombées en disgrâce auprès de leurs enfants.

Ces jeunes filles avaient gâché leur vie entière pour cinq minutes plaisantes dans un escalier de secours. Maintenant, un étranger dans le ventre, elles avaient été envoyées se cacher par leurs parents, tandis que les jeunes pères continuaient de vaquer à leurs occupations, se baladaient à bicyclette et sifflaient dans leur bain. C’est pour cela qu’on avait construit cet édifice. Par immense bonté pour ces misérables gueuses.

Les bonnes sœurs donnaient de faux noms aux jeunes filles quand celles-ci franchissaient les grandes portes de l’hôpital de la Miséricorde. Elles affirmaient que ces noms visaient à protéger les filles, mais ils avaient aussi manifestement pour but de les humilier et de leur rappeler leur nouveau statut de pécheresse. Les filles étaient renommées Chasteté, Salomé et Déplorable.

Baptisée Ignorance par les religieuses, la fillette aux joues comme des pommes fut bientôt connue sous le nom d’Iggy. Elle se fichait bien d’avoir dans ses entrailles le paquet le plus précieux du monde. Un jour, elle se battit contre un chat. Un autre jour, elle sauta de lit en lit comme si c’étaient des plaques de glace sur l’océan. Elle faisait la roue dans le corridor. Les religieuses tentaient de leur mieux de l’en empêcher.

Il leur arrivait de se demander si elle était d’une naïveté extraordinaire ou si elle s’efforçait de provoquer une fausse couche dans le fol espoir de pouvoir sortir de l’hôpital plus rapidement.

Quand son bébé naquit bleu, personne ne s’en étonna. Il ressemblait à un mort-né. Le médecin prit son pouls. Pas un son ne montait de la poitrine du garçon. Le médecin mit la main devant sa bouche pour détecter un souffle, mais il n’y avait rien.

On laissa le bébé sur la table, les bras de chaque côté du torse. Ses jambes arquées s’écartèrent. Le curé ne savait pas ce qu’il advenait de ces bébés dans les limbes. Il agita son rosaire au-dessus du petit corps, accomplit les rites funèbres. Puis il tourna le dos. Il emporterait le bébé dans la grande sacoche qu’il gardait expressément pour ces occasions. Il le ferait enterrer derrière l’église dans une boîte à pain. On n’avait nul besoin de cercueil raffiné pour ce genre de mort.

Et puis, étrangement, de façon presque surréelle, le pénis du garçonnet commença à se dresser droit dans les airs. Et puis le bébé toussa, émit un cri, la couleur gagna sa peau et ses membres tressaillirent. L’érection l’avait ramené de chez les morts. Le prêtre n’était pas sûr d’assister à un miracle. Était-ce l’œuvre de Dieu ou l’œuvre du diable ?

Quand la bonne sœur de l’hôpital de la Miséricorde amena le bébé d’Iggy à l’orphelinat pour qu’il y passe le reste de son enfance, elle recommanda aux religieuses de faire attention à lui. Sa mère avait été une fautrice de troubles, et même s’il était encore bébé, elles étaient certaines que quelque chose clochait chez ce petit garçon. Un chat noir qui se trouvait aux pieds de la religieuse les suivit à l’intérieur. Comme tous les garçons de l’orphelinat étaient baptisés Joseph, il fallait leur trouver des sobriquets. Les religieuses surnommèrent le bébé Pierrot en raison de sa pâleur et parce qu’il avait toujours aux lèvres un sourire un peu niais.

 

2

Les débuts mélancoliques d’une jeune fille du nom de Rose

 

Rose était la fille d’une gamine de dix-huit ans qui ignorait qu’elle était enceinte jusqu’à son sixième mois de grossesse. La mère de Rose n’aimait pas particulièrement le père de Rose. Le garçon l’attendait au coin de la rue tous les jours et la suppliait de l’accompagner dans la ruelle pour lui laisser voir ses seins. Elle avait fini par céder un après-midi, en se disant que si elle acceptait de coucher avec lui, il s’en irait et la laisserait tranquille. Ce qui se produisit.

Quand elle s’aperçut qu’elle était enceinte, la jeune fille dissimula son état sous des vêtements amples. Elle donna naissance à une fillette minuscule chez elle, dans la baignoire. Les yeux du bébé étaient recouverts par des paupières violettes. Il aurait pu être en train de songer à un poème. Les sœurs de la jeune fille fixèrent le bébé, en état de choc, ne sachant que faire. Elles oublièrent de poser la main sur la bouche du bébé et celui-ci laissa échapper un cri qui alerta toute la maisonnée.

Des larmes coulant des yeux noirs qu’elle avait hérités de son père, la jeune fille emmaillota le bébé dans une petite couverture. Elle enfila son manteau noir et ses bottes. Elle était censée aller directement à l’église.

Tous les jours, des bébés étaient abandonnés dans les marches de l’église. Les poings du bébé s’ouvraient et se refermaient comme de pensives anémones de mer. Mais avant de partir, la jeune fille se mit à genoux et supplia sa mère de lui donner cinquante dollars. Avec un mélange de dégoût et de compassion, la mère tendit les billets à sa fille. Celle-ci murmura « merci » et se dépêcha de sortir.

Elle passa devant l’église, marcha encore un mile et frappa à une porte au bout d’une ruelle. Là vivait une dame qui vous débarrassait de votre bébé pour cinquante dollars. À ce prix, promettait la dame, le bébé ne serait pas placé à l’orphelinat.

Une femme aux cheveux de la couleur de la poudre à canon et vêtue d’un manteau ouvrit la porte à la mère de Rose. Dans la cuisine, elle promit que la fillette serait donnée à une riche famille de Westmount. Elle porterait de merveilleux vêtements blancs aux petits cols délicats qui la feraient ressembler à une fleur. Elle aurait une gouvernante et un lévrier irlandais. On lui lirait des histoires dans de gros livres épais. Pour une modeste somme. Pour une modeste somme. Pour une modeste somme, elle procurerait un foyer et la bonne fortune à sa fille.

La mère de Rose devait être affligée d’une imagination extraordinairement crédule pour gober le boniment de cette femme. Ce n’était pas une bonne chose que de posséder une imagination pour une fille vivant à Montréal au début du XXe siècle. De l’intelligence, voilà ce qu’il lui aurait fallu. Mais elle n’écoutait jamais personne.

Un homme qui rentrait de la manufacture par un raccourci découvrit Rose, emmaillotée dans sa couverture, dans la neige, sous un arbre du parc du Mont-Royal. Elle était gelée et avait deux petites taches, comme des roses bleues, sur les joues. L’homme approcha l’oreille du visage du bébé et sentit que ses joues étaient froides comme la pierre, mais il entendit un faible, très faible souffle. Il enfouit profondément le nourrisson dans les replis de son manteau et courut jusqu’à l’hôpital. Là, on plongea la fillette dans un seau d’eau tiède. Quand ses yeux s’ouvrirent en papillotant, ce fut une sorte de miracle.

La police se rendit dans le parc et y trouva d’autres bébés dans la neige, tous transformés en anges de pierre. On découvrit l’identité de l’horrible marchande, qui fut arrêtée. Quand on la traîna devant le tribunal, tout le monde lui lança des boules de neige dans lesquelles avaient été cachés des cailloux. La femme fut condamnée à la pendaison. Tout un chacun fut indigné, scandalisé par le sort de Rose, et pourtant personne ne proposa de l’adopter. Tout ce que les gens pouvaient se permettre, c’était l’indignation.

En déposant le bébé à l’orphelinat, les policiers prévinrent les religieuses : « Faites attention à celle-là. Il ne lui arrivera jamais rien de bon. » Comme toutes les fillettes de l’orphelinat avaient pour nom Marie, c’est ainsi qu’on la baptisa elle aussi. Mais on ne l’appelait jamais que par son surnom, Rose, à cause des deux taches vives sur ses joues qui, après avoir viré du bleu au rouge, avaient mis deux semaines à s’estomper.

 

3

Une histoire d’innocence

 

L’orphelinat était situé à la lisière nord de la ville. Si vous vous rendiez à l’endroit où finissait la ville et faisiez deux mille pas, vous arriviez à l’orphelinat, qui a disparu aujourd’hui. C’était un lieu immense. Ce n’était pas le genre d’édifice dont vous voudriez faire le croquis au stylo-plume, car vous vous embêteriez formidablement à tracer ces tas de fenêtres carrées toutes identiques. Le dessin n’exigerait pas le moindre talent de votre part, et vous feriez aussi bien de consacrer votre temps à illustrer un cheval au galop.

Avant la construction de l’orphelinat, les orphelins étaient logés à la maison mère des religieuses, au centre-ville. Et c’était là une tentation trop grande pour les orphelins. Ils n’y comprenaient pas suffisamment leur caractère singulier. Ils croyaient faire eux aussi partie de la communauté. Ils étaient censés être serviles. C’était préférable ici, dans un lieu isolé.

L’édifice fourmillait d’enfants orphelins et abandonnés. En effet, si plusieurs avaient des parents, on leur enseignait à se voir aussi, en fin de compte, comme des orphelins. Il comprenait deux dortoirs séparés, un de chaque côté du bâtiment, le premier réservé aux garçons, le second aux filles. Les dortoirs étaient meublés de lits identiques. Couchés sous leurs couvertures, les enfants ressemblaient à des rangées de raviolis dans une assiette. Au pied de chaque lit se trouvait un petit coffre de bois dans lequel chaque orphelin devait garder ses effets personnels. Les coffres contenaient habituellement une chemise de nuit ou un pyjama, une brosse à dents, un peigne. Il y avait parfois aussi un très beau caillou caché là-dedans. Un des coffres renfermait une boîte à pilules abritant un papillon brisé.

Derrière l’orphelinat, on cultivait un jardin dont s’occupaient les enfants. Il y avait un poulailler où de petits œufs ronds apparaissaient tous les matins comme par magie, minuscules lunes fragiles et essentielles à la survie. Les enfants fouillaient dans les nids avec mille précautions pour récupérer les œufs sans briser les coquilles. Les manches de leurs pulls étirées par­dessus leurs mains, leurs bras étaient semblables à des trompes d’éléphants gobant des arachides.

Il y avait deux vaches qui devaient être traites chaque matin. La traite d’une vache exigeait toujours la participation de deux orphelins. L’un pour chuchoter de douces paroles de réconfort à l’oreille de la bête, et l’autre pour la traire.

Les enfants étaient tous très pâles. Ils n’avaient jamais assez à manger. Parfois, ils se prenaient à rêver de nourriture. Assis en classe, ils baissaient les yeux et ordonnaient à leur ventre de se taire — comme s’il y avait un chien, sous le pupitre, suppliant qu’on lui donne des miettes.

Ils n’étaient pas suffisamment vêtus en hiver, et grelottaient pendant des mois. Ils avaient le bout des doigts engourdi quand ils pelletaient le sentier menant au poulailler. Ils portaient les mains à leur visage et soufflaient dessus pour produire une poignée de chaleur. Ils faisaient des claquettes pour garder leurs orteils au chaud. Ils ne dégelaient jamais complètement sous leurs minces couvertures durant la nuit. Ils les remontaient par­dessus leur tête, entouraient leurs jambes de leurs bras en essayant de s’étreindre eux-mêmes, en essayant de devenir de petits paquets bien chauds.

Ils ne savaient jamais trop quand pleuvraient les coups, car les religieuses les frappaient sans rime ni raison. La nature d’un tel système voulait que les enfants ne puissent jamais deviner quand ils allaient être battus — qu’ils ne puissent ni le prévoir ni le contrôler complètement. Dans la sagesse des nonnes, les enfants étaient mauvais du simple fait de leur existence. Il s’ensuivait, en substance, que toutes leurs actions étaient mauvaises. Et ils pouvaient être châtiés pour des actions qui, commises par d’autres enfants, auraient été vues comme anodines.

Ici est consigné un bref sommaire de certaines infractions susceptibles d’être punies par des châtiments corporels, infligés aux enfants de janvier à juillet 1914.

Tiré du Livre des infractions mineures :

Un garçon a levé les jambes en l’air et fait le geste de pédaler.

Une bambine a regardé un tamia et émis des caquètements dans le but de communiquer avec lui.

Un garçon s’est tenu sur une jambe en portant son plateau au réfectoire.

Un petit garçon a contemplé avec une trop grande perplexité son reflet dans une cuillère.

Une petite fille a fredonné La Marseillaise.

Un garçon a secoué la neige de ses bottes de façon trop énergique.

Une fillette avait au genou de son bas un trou qu’elle n’avait pas reprisé.

Une fille a dessiné un visage souriant dans le zéro de l’une de ses équations mathématiques.

Sept enfants ont essuyé leur nez sur leur manche.

Une fillette, incapable de résister à la tentation de la neige, en a pris une poignée qu’elle s’est fourrée dans la bouche.

Un garçon a réussi à se présenter au déjeuner avec chacun de ses vêtements enfilé à l’envers.

Une fillette affirme s’être réveillée au milieu de la nuit et avoir vu un homme aux pattes de bouc marcher sur la pointe des pieds autour des lits.

Trois enfants ont été incapables de se rappeler le nom de l’océan entre le Canada et l’Europe.

Une fillette a tracé des mots en l’air du bout du doigt.

Une petite fille a regardé le soleil de biais pour se faire éternuer.

Un garçon a fait semblant d’arracher son pouce de sa main.

Une fillette a traité une pomme de terre épluchée comme si c’était un bébé et l’a cachée dans sa poche pour empêcher qu’on la mette à bouillir.

Pour des raisons qui lui échappaient, un garçon a décidé de livrer sa confession avec une voix de canard.