Jeanne

Je suis un homme de parole.

Quand je prête serment, c’est sacré. Je ne promets jamais dans le vide, je fais ce que je dis. Toujours. Sans qu’on me le demande, une chose dite est une chose due. Je passe à l’acte sans branler dans le manche. À quoi bon se perdre à inventer mille excuses alors qu’il est si simple de s’occuper à remplir son mandat ? Fais ça comme un bon p’tit gars, Jean, m’ordonne encore ma mère, même si j’ai passé l’âge d’être sous son joug. Je ne botche jamais l’ouvrage. Je préfère me mettre une pression folle sur les épaules que de faire tout croche. Je suis l’homme des services rendus, celui à qui on demande tout, car on est assuré de la qualité du résultat. L’homme des déména­gements. L’homme du cordage de bois. L’homme du réparage de chainsaw. L’homme du construisage de cabanon. L’homme du dessouchage d’arbre. L’homme du démontage de moteur, du posage de pneus, du changeage d’huile à la maison. J’offre mon aide pour tout, je suis fait de même. Je donne un coup de main. C’est naturel. Le don de soi est chose facile pour moi. Je ne compte pas. La générosité sur deux pattes. Prêt à tout pour ceux que j’aime, je pose des gestes pour faire plaisir. Je suis un homme de parole souvent déçu, car le retour d’ascenseur arrive rarement.

Exigeant, je ne me laisse pas souvent de chances.

Je ne me donne pas droit à l’erreur. Lorsque je gaffe, j’explose. Je m’en veux. Je me fâche. Je me flagelle. Tant bien que mal, je tente de camoufler l’orage, mais on sent que je ne suis pas content de moi. Je veux réussir du premier coup. Parfaitement. En contrôle. Autour de moi, on se tait et on essaie d’ignorer mon écart de conduite pour ne pas jeter de l’huile sur le feu. Pour faire comme si de rien n’était. Au bou­lot, à la maison, dans mon couple, avec mes enfants, j’exige la perfection.

Je ne déborde pas de ce que je suis. Je vis dans ma boîte.

J’ai toujours évité les ennuis et surtout l’attention. Assez de gens se jettent sur la scène pour être sous les projecteurs et se prouver qu’ils existent, je leur cède ma place. Je n’aspire pas au titre de l’homme le plus populaire de l’année, celui qui, dès qu’il ouvre la bouche, fait rire tout l’auditoire. Ce n’est pas dans ma nature d’attirer les regards et de désirer qu’on se pende à mes lèvres. Seul plus souvent qu’autrement, je fais mon affaire dans mon coin et je dessine ma vie comme je l’entends, sans exposition.

Je suis un discret, n’entre pas dans mon monde qui veut. Surtout pas par la force.

On me reproche de ne pas me confier lorsque je vis des périodes creuses, on me dit que mon intimité n’est pas accessible. Je la garde, la protège, muet. Même mon entourage immédiat ne connaît pas tout des joies et des malheurs qui m’habitent. Je m’arrange avec mes problèmes. C’est ce qu’on m’a enseigné, petit. Ne pas pleurer. Ne pas me plaindre. Empi­ler et ravaler mes frustrations toujours plus loin. Cesser de chigner. Fermer ma gueule. Être gentil, petit bibelot dans un coin du salon. Quand je me retrouvais dans le pétrin, ma mère ne manquait pas de se faire un plaisir de me rappeler le gros bon sens. Tu t’es encore mis é’pieds din’plats, trouve une solution. Organise-toé a’ec tes troub’ ! Dans ces mots-là, précisément. Cette phrase me suit partout, le volume à dix. Sachant que je ne trouverais pas de réconfort dans les jupes de ma mère si j’en avais besoin, j’ai grandi avant mon temps. J’ai conclu que je devrais me construire seul et ne pas faire de vagues. Ne pas attendre après les autres pour devenir quelqu’un. Le pouvoir de la résilience. S’éduquer soi-même.

Petit gars, j’espérais devenir un long fleuve tranquille.

Depuis quelques mois, j’ai l’impression de décompenser. Ma gorge se noue au moindre mot prononcé. Je pense à chaque phrase avant qu’elle ne sorte de ma bouche. Une fois lancé, je me surprends à m’entendre, voix chevrotante et nerveuse, essayer de composer une sorte de quelque chose. Je me sens au bout du rouleau. Devant un mur gigantesque à gravir. Tous les gestes du quotidien me semblent une montagne. Je stresse à l’idée de prendre ma voiture. De faire l’épicerie. De prendre ma douche. De laver mes vêtements. De souper en famille. De visiter la parenté. De recevoir pour une veillée. D’amener les enfants à l’école. Je stresse. Je panique. Je ne suis plus cer­tain de bien faire avec mes garçons. Je doute de mes talents en cuisine. Je suis incapable de choisir entre deux paires de bas. Tout est gros. Immense. Titanesque. Je n’ai pas encore démarré ma journée que je suis vidé. Certains me parlent de grande fatigue, d’autres d’épuisement professionnel. On m’analyse. On me dit que j’ai mauvaise mine. Que je grisonne du visage. Que j’aurais mieux fait de rester couché. Que j’ai pris un coup de vieux. Que mes traits sont tirés. Qu’on m’en-tend me traîner les pieds dans les corridors. Je ne marche pas, j’erre entre quelque part et ailleurs. On m’accuse de vouloir tout contrôler. Je ne remarque pas ça. Je suis gelé. Comme figé. Si j’avance, j’ai la chienne de ce qui va m’arriver. Si je recule, je vais virer fou. Alors je reste sur place. Je m’étourdis dans le travail et dans l’alcool. Ça panse. Ça guérit. J’ai du mal à me concentrer. Je n’écoute plus personne, toujours la même idée ancrée en tête. Je tremble. Je perds l’appétit, me force à manger pour ne pas inquiéter les enfants. J’ai sommeil et je dormirais tout le jour, mais l’insomnie me gagne chaque nuit. La noirceur, angoisse aux minutes infinies. Quand je manque le travail, je mens pour m’en excuser. Je feins de travailler jusqu’à tard le soir pour ne pas aller dormir en même temps que ma femme. Je faiblis. Je n’assure plus. Je décompense.

J’ai envie d’un grand projet pour me sentir à nouveau dans le vrai monde. Je veux vivre une folie pour ramener ma passion, mettre le feu au train-train quotidien. Le fouet ou la mort. Le coup de pied au cul bien placé ou l’endormitoire pour le reste de ma vie. Qu’est-ce qui me ferait jouir ? Construire de mes mains un voilier en bois de quarante pieds, prendre l’avion pour un tour du monde sans prévoir de fin, gravir le Kilimandjaro, acheter un lot et bûcher, écrire une œuvre de mille six cents pages par instinct de survie pendant neuf ans, reprendre le piano et faire des tournées mondiales, bâtir un chalet perdu près de la mer ? Mais non. Plus je vieillis, plus je deviens un Jean maussade et beige. J’ai l’impression de me détacher de moi. Physiquement, je me sens loin de la tombe, mais psychologiquement, je suis enterré dans un trou, la tête en bas et les pieds au ras des fleurs de plastique. Il faut bou­ger. Me dégourdir. Dégeler. Risquer de crasher, mais poser un geste. Je ressens maintenant une soif aigüe de me retrouver dans mes souliers. En réalité, ma décision est prise.

Je n’ai pas l’intention de demeurer une minute de plus dans une vie aussi morne. Manifestement, elle appartient à quelqu’un d’autre. Trop de temps passé à m’aveugler. Je dois passer à l’acte pour retrouver un semblant de calme.

Assis dehors, je boucane de froid et j’analyse le rythme de ma respiration. Si je ne ralentis pas la cadence, je claque. Les mains crispées par le stress, le cœur en plein solo de death metal, les dents usées à force de grincer, la crise de panique tout droit sur moi tirée par mille chevaux-vapeur. Pour retrouver une sorte de sérénité, j’essaie de trouver des jeux bidon. Je déchiffre les nuages d’hiver. En une minute, je compte le plus d’abris Tempo sur la rue. Je fais un vœu à chaque voiture rouge. Je cherche des silhouettes dans les branches des arbres. Je tente de voir l’aura des passants. Je m’imagine en position du lotus, tout nu dans le banc de neige à vérifier si je ne ressentirais pas un petit quelque chose à l’intérieur, dans mon lointain, si je le faisais pour vrai, mais je suis trop chicken.

Après quelque temps de repos mental, j’ai enfin réussi à laisser mes angoisses de côté, prétextant un égarement passager. J’ai cessé de sombrer d’une déprime à l’autre. J’ai fait le point. Je me félicite d’avoir encore une fois évité le grand chambardement. J’aurais tout foutu en l’air. J’aurais quitté ma femme auprès de qui la passion et les rires ont fait place aux emmerdements, aux gossages, aux engueulades et aux obstinages constants. J’aurais passé au suivant le relais de l’éducation de mes enfants ; de toute façon, ils confrontent tout, tout le temps et sans raison. J’aurais crissé mon travail au bout de mes bras, bien loin. Je l’aurais enfoui dans le fin fond du trou du cul du monde. J’aurais coupé tous les ponts avec ma famille de clowns, que j’évite d’appeler dysfonction-nelle puisque ce serait un euphémisme.

Revenir à l’essentiel. Aux petites choses simples. Je veux m’asseoir plus de deux minutes et savourer. Les tensions fusent de tous bords tous côtés et je n’en peux plus. Il n’y a plus de quoi rire. Une niaiserie prend des proportions fara­mineuses. On prononce mon nom, j’ai envie de hurler. On me salue dans la rue, je défigurerais mon interlocuteur. Ma femme place un mot, je la ferais disparaître.

Je me louerais un chalet dans le bois juste pour fixer les traces de doigts graisseux étampées dans les fenêtres. Même pas pour réfléchir à quelque chose d’intelligent. Juste pour chauffer le poêle à bois et m’endormir dans un fauteuil de feutre moisi. Pas plus. Pas moins.

Faire le point, puisqu’il est l’heure.

Il y a supposément l’amour. Je vis en concubinage avec Doris depuis seize ans. Ma femme n’est ni trop belle, ni trop laide, ni trop grosse, ni trop maigre, ni trop petite, ni trop grande. Elle a pourtant déjà dégagé un charisme renversant. Jadis, elle faisait chavirer tous les cœurs. Elle détournait les maris du giron de leurs épouses. Elle charmait hommes et femmes. Elle aurait pu défroquer n’importe quel curé. Mais avec les habitudes et les petites manies qui la grugent, elle est devenue fade. À la banale saveur d’un bouillon de jour de grippe, sel, poivre et oignon. Sans fantaisie. Maintenant, elle marche entre le gyproc et la peinture, elle a perdu son assurance de jeunesse. Doris parle trop pour ne rien dire. Elle m’étourdit, me perd à la première virgule étirée trop longtemps. Entre nous, une sorte d’amour résiste, qui n’a rien à voir avec la passion, plutôt avec l’amitié. On s’endure. On est parents. Je ferme les yeux lorsqu’elle re­garde ailleurs. Je sais que nous ne passerons pas le cap du vingtième anniversaire, mais je ne suis pas prêt à partir main­tenant. Je la quitterai, bien que la date reste encore inconnue. Mon idéal serait qu’elle parte au bras de l’une de ses conquêtes. Comme ça, je serais rassuré. Notre bonheur n’a pas goûté le miel bien longtemps. Après deux ou trois mois de passion et de baises sauvages jour et nuit, Doris est tombée enceinte, à vingt-trois ans. Elle a ressenti un choc si grand devant cette nouvelle qu’elle a sombré subitement dans une dépression qui a duré de la grossesse jusqu’au huitième mois du bébé.

Dominic. Fiston à son papa toujours accroché à mes pantalons.

Avant de me rencontrer, Doris avait remisé la possibilité d’une vie de famille. C’était catégorique, hors de question de porter un enfant. Arrêter de boire, perdre sa liberté, stopper les sorties, ne penser qu’au bébé, ralentir sa carrière, le faire passer avant tout. Elle ne pensait qu’aux concessions qu’il lui faudrait faire pour élever un enfant tandis que je visualisais tout le bonheur que les bébés procuraient. Selon elle, lorsqu’il y avait enfant dans la demeure, il y avait toujours un parent perdant. Un parent qui s’oubliait, s’investissait plus que l’autre et mettait sa vie sur pause pendant que l’autre se la coulait douce en-dehors du cocon familial. Elle n’avait pas l’intention de jouer à la mère au foyer. Pour se justifier, elle débattait du luxe de faire des enfants dans un monde si superficiel, inéqui­table et axé sur le capital. L’époque est sombre. No future. Pas de perspectives d’emploi à long terme. Pas de place pour leur génération. L’inflation a touché l’immobilier, pas moyen d’acheter une maison à bon prix. Le coût des aliments monte en flèche. Elle argumentait que ce n’est pas un cadeau que de donner la vie à un être qui naîtrait sur une Terre condamnée et polluée jusqu’à la moelle. Ces beaux discours paraissaient bien dans les soirées, mais calé dans le divan à écouter mon amoureuse, je ne constatais qu’un profond égoïsme. Je lui en voulais d’être trop attachée à son apparence et d’avoir peur des ravages qu’une gros­sesse pouvait avoir sur sa taille. Dire que lors de nos premiers rendez-vous, elle prétendait qu’elle désirait une famille. J’étais loin de me douter qu’elle ne pensait pas à des bébés, mais à des chiens errants, à des chats de gouttière et à des oiseaux en cage. Moi, je savais que je ferais un excellent papa. Je me connaissais maternel plus que paternel. Je savais que je serais là, nuit et jour, jour et nuit, à faire les cent pas d’inquiétude. À bercer bébé, brasser bébé, flatter bébé, masser bébé, faire téter bébé, babiller à bébé, ramper avec bébé, lire des histoires à bébé, réconforter bébé, changer bébé, laver bébé, consoler bébé, faire rire bébé, rat traper bébé du haut de l’escalier, courir derrière bébé, empêcher de grimper bébé sur la télé, enlever la poignée de terre de la bouche et du nez de bébé, ramasser le vomi de bébé, discipliner bébé, applaudir bébé sur le pot, ra­masser les dégâts de bébé, cuisiner les purées de bébé, aider bébé à accueillir le second bébé, encourager bébé à délaisser sa suce, supporter bébé pour qu’il devienne grand, et ce, jusqu’à ses cent ans s’il le fallait. Nous avions discuté longuement de la question. Doris stoppait la communication sous prétexte que je ne désirais pas réellement entendre son point de vue. Quand c’était tout le contraire. Ça lui faisait une belle jambe. En faisant bifurquer la conversation sur notre communication déficiente, elle me culpabilisait de ne pas savoir échanger et amenait la discussion ailleurs. Là où les émotions étaient moins sensibles. Là où je n’essuyais pas le coin de mon œil en pensant que je ne tiendrais jamais mon enfant dans mes bras. Là où les désirs étaient moins douloureux. Doris ne voulait pas de cette chose molle, sans tonus, baveuse, ne contrôlant pas ses réflexes, man­geant, chiant, dormant, et naturellement dépendante de la mère. Le sujet était clos.

Un accident si vite arrivé, nous avons eu un premier gar­çon. Des deux, j’étais le plus aimant. Tous m’appelaient papa poule tellement je prenais soin de mon trésor. Je le trainais partout. Dominic était toujours accroché sur mon dos. Il n’y a pas un endroit où je ne l’ai pas amené. Ça donnait une pause à la maman. Elle retrouvait sa bonne humeur dès qu’elle ne l’entendait plus pleurer. Doris s’en occupait à peine. Sachant que je me dévouais corps et âme et que j’aimais catiner, elle se sentait moins coupable de laisser l’enfant. Elle peinait à s’émerveiller devant les galipettes de Dominic. Son post-partum n’en finissait pas de finir. Elle justifiait son désenga­gement en expliquant aux gens qu’un garçon a besoin d’une figure paternelle présente et que le bébé ne demandait que son père. J’ai été son premier mot, papa. Je laissais Doris libre de tout. Plus à l’aise avec le bébé lorsqu’elle n’était pas dans les parages, je lui trouvais des commissions à faire, des sorties à ne pas manquer et des soirées entre amies à arroser. On s’arrangeait très bien entre gars, on n’avait pas besoin d’un autre avis ou d’être contredits.

Puis, cinq ans plus tard, un deuxième accident est survenu : Maxime. Doris évitait toujours autant ses responsabilités. Prétextant s’être sacrifiée deux fois neuf mois additionnés à quelques jours d’allaitement, Doris pelletait l’éducation de ses garçons dans ma cour et s’en lavait les mains. Ma femme se vantait de faire vivre la famille pendant que je restais à la mai­son. Elle se décrivait comme une femme moderne. À voir aller Doris à gauche et à droite, ma propre mère était ravie. Drôle de personnage qui admire les femmes avec des couilles, ma mère voue un culte à celles qui ne passent pas leur vie à leurs chaudrons. Pour elle, le symbole de la réussite est une femme qui travaille plus fort qu’un homme, n’a pas assez de vingt-quatre heures dans sa journée pour tout faire et s’invente des minutes pour accomplir encore et toujours plus.

Elle a l’étoffe d’une gagnante, me disait-elle à son propos, pas comme toi qui s’contente de c’que t’as. Pas d’ambition.

Mon travail, rien de palpitant. Je souffre du syndrome d’Indiana Jones. Si je m’écoutais, j’aurais tout foutu en l’air pour voler de rebondissement en rebondissement. Je caresse le fantasme de quitter mon travail de bureau. Un bon matin, je pousserai mon paravent beige, je passerai devant mon patron sans dire un mot et je partirai sans faire de tournée d’adieu. À l’aventure. Je tracerai un itinéraire sur mon globe terrestre, seule décoration de mon cubicule, pour le jour où je ferai le saut. Pour l’instant, j’attends d’avoir accumulé un cous­sin monétaire suffisant et je laisse grandir les enfants. Mon sentiment de n’avoir rien accompli d’extraordinaire grandit chaque fois que je punche ma carte le matin, chaque fois que je parcours le même trajet pour me rendre jusqu’à mon poste de travail. Pas de détour. Toujours les mêmes pas, toujours les mêmes questions, toujours les mêmes personnes rencontrées sur mon chemin. Dans mes lubies de liberté totale, je me vois jouant le premier rôle d’un scénario complètement fou. Guide de safaris en Afrique où l’on traque éléphants, girafes, lions et où l’on risque de se faire bouffer par une panthère. Oui. Plon­geur au 32e parallèle nord de l’océan Atlantique pour tenter de recueillir les rares photos de requins du Groenland. Oui. Correspondant de guerre, Ici Jean Martin, Radio-Canada, en Corée du Nord. Oui. Pompier parachutiste. Oui. Pêcheur de crabe d’Alaska, pas peur. Oui. Pilote d’avion pour les feux de forêt. Planant. Oui. Démineur. Remercier la vie à chaque pas. Oui. Pourquoi persister jour après jour à rouler trente, quarante, cinquante minutes en voiture dans le seul but de gagner la paye obtenue d’un boulot qui me transforme en larve ?

L’argent est là, bien abondant, mais il ne sert à rien. Mon insécurité me pousse à en avoir toujours besoin de plus. Je dépense pour l’essentiel. Je ne voyage pas, n’achète pas d’art, ne vais pas au cinéma, au théâtre, dans les festivals. Je fuis les foules, les lieux bondés où les gens se frôlent et se massent pour assister à une représentation, pour visiter un Salon du livre, de l’automobile, de l’emploi, de la famille, du plein air, des sciences. Je ne souffre pas d’agoraphobie, mais une ac cumulation de gens dans un même endroit m’agresse. Je déteste me donner en spectacle, brûler mon cash pour des projets irréalistes. Je me suis acheté une maison, une voiture, c’est bien en masse. Un toit pour abriter mes fils, pour qu’ils soient douillets et confortables. Je paie les comptes, aucun chèque n’a jamais rebondi, jamais un paiement en retard. Mon logis est meublé, plein à craquer, j’ai tout acheté cash. Je n’utilise que le sofa devant la télé. Le reste est accessoire. Pourquoi s’inventer des besoins quand c’est à la racine des choses qu’on n’est pas heureux ? Pour s’engourdir plus, sans doute. Devenir stoned. Cet argent servira bien un jour ou l’autre à quelque chose. J’ai un plan, mais avant de le mettre à exécution, enfin, j’ai des dossiers sur le feu. Du stock à régler. Le projet que je chéris ne peut pas prendre la forme d’un geste anodin comme ouvrir son portefeuille et acheter une BMW. Le vieux rêve de retraite, il est facile à réaliser, celui-là. Simple. Mon projet se répercutera sur un grand nombre de gens. Mon rêve est évolutif. Il comprend plusieurs étapes. De longs mois de travail. Des années d’attente. De la pape­rasse à remplir, à expliquer et à faire signer par des tas de spécialistes. Faire accepter mes choix, argumenter, marteler que c’est réel, que je ne déconne pas, que ça existe et que ça se concrétisera. Il y aura de la chicane à venir. Beaucoup de chicanes. Des discussions. Celles qu’on évite longtemps avant de foncer, mais qui nous rattrapent d’une seule enjambée. De la chicane de course. Avec des coups de griffes, des coups par-derrière, des coups de poignard au cœur, des coups d’épée dans l’eau, des crochets, des uppercuts, des directs longs, des overhand punches, des cross counters plongeants. Il y aura bagarre. Avec du sang, pis tout’, pis tout’.

Semer la bisbille avant de récolter la perle rare du bonheur. L’orage approche à l’horizon.

Une masse grise. Un mur de pluie, de grêle, de vent. Assommant.

Pousse-toi. Reste pas là.

Un presque ouragan qui arrache tout sur son passage, qui n’épargne personne, qui emporte les troupeaux, qui soulève les maisons, qui déplace les voitures chez le quatrième voi­sin, qui effraie les enfants, qui traumatise les mamans, qui déterre les vieux souvenirs catastrophes des vieux du village, qui secoue les âmes sensibles, qui oblige les papas à passer aux mesures d’urgence.

Un presque ouragan qui effleure, mais qui dévaste tout.