L’année la plus longue

PROLOGUE

Nu na da ul tsun yi

Juillet 1838

Red Clay, iw – fleuve Ohio, il

 

C’était une silhouette. On l’apercevait de dos. Il s’est assis sur une pierre en retrait de la route pour enlever un caillou de sa botte gauche. La botte lui arrivait presque au genou, serrée, elle n’était pas à sa taille. Il se demandait comment le caillou avait fait pour grimper jusque-là et se glisser à l’intérieur. Il s’est massé les orteils et la plante du pied. Les chariots, les diligences, les wagons remplis de meubles, les hommes et les femmes passaient devant lui, la poussière de la route se soulevait sous les sabots des chevaux et des bœufs. À l’horizon le ciel était menaçant, et la boue remplace­rait bientôt la poussière, une boue vaseuse qui englou­tirait les enfants si on ne les surveillait pas. On pouvait percevoir l’écran de pluie, au fond de la plaine infinie, qui s’avançait, et les éclairs traverser le ciel de nuage en nuage. Là-bas, une tempête violente s’abattait sur le sol, on n’entendait rien encore, la pluie tombait comme des chutes immobiles, mais ça s’en venait par ici, on n’y échapperait pas. Il le savait, comme les autres, les visages étaient lourds. L’expérience accumulée de la pluie, des tempêtes et des orages, ceux de la plaine comme ceux de la forêt, au sein de ce groupe hétéroclite composé de vieilles souches ridées, de femmes enceintes, de garçons aux cheveux longs, faisait plusieurs milliers d’années. Ils n’étaient pas tous de la nation cherokee. Plusieurs anciens guerriers séminoles, à moitié invalides, montés de la Floride, voyageaient avec eux, et quelques Choctaws aussi, qui n’avaient pas suivi les leurs dans les années précédentes. Les Séminoles étaient faciles à reconnaître, avec leurs vêtements occidentaux et leur peau foncée, presque noire.

Il a secoué la botte au-dessus du sol, devant lui, dans un geste fatigué. Son fusil, accoté sur la pierre, s’est mis à glisser silencieusement vers la droite et il l’a rattrapé au dernier instant, par la bandoulière de cuir, avec sa main libre. Il entendait le bruit rythmé des pas, ceux des bêtes et des hommes. On ne voyait ni le début ni la fin de la marche. Le convoi était long d’un bon kilo­mètre, quand il se retournait il y avait des gens et des ani­maux à perte de vue. Les femmes portaient des enfants, et des châles pour se protéger des vents en tourbillons. Au fil des jours, une ligne vivante s’était formée, sui­vant plus ou moins le tracé de la route des marchan­dises. Un peu partout, à divers endroits en bordure de la marche, des hommes s’étaient écartés du groupe prin­cipal pour allumer des feux, ou pour discuter en buvant. Certains essayaient même de vendre de vieux outils et des provisions, derrière des étals de fortune installés à la hâte. On pouvait acheter des mocassins hors de prix, tressés n’importe comment, des gamelles bosselées, des fourrures puantes.

Ils avaient quitté Red Clay, à la frontière du Tennessee, à la fin du mois de mai. Plus de seize mille personnes avaient pris la route, après que des miliciens, et ensuite des hommes de l’armée régulière, étaient apparus dans les villages, quasiment dans les maisons, pour leur faire comprendre que le temps était venu, que ça avait assez duré : ça faisait huit ans qu’on leur laissait la chance de partir de leur plein gré. Et aujourd’hui, cinq semaines plus tard, ils approchaient du fleuve Ohio, qu’ils allaient devoir traverser, avec le bétail, les centaines de têtes et les chariots remplis de matelas, d’armoires et de sou­venirs matériels. Ils étaient de fiers Indiens malgré la défaite que représentait la déportation, des guerriers et des chefs tribaux qui continuaient à parler avec le menton bien relevé. Ils avaient abandonné les morts derrière, dénudés, et ils s’alourdissaient sous le poids de leurs affaires, tout ce qui était récupérable. On avait pré­venu les hommes que le prix du traversier serait sûre­ment revu à la hausse : ils n’étaient pas des pionniers à la recherche d’or ni même des immigrants en quête d’un sol à cultiver. Ils étaient des sauvages.

Lui-même, quelques heures avant, avait eu une brève conversation avec de jeunes Cherokees, à propos du danger de se rebeller ou de se plaindre du montant à débourser pour chaque passager. Avec du respect dans sa voix et une fermeté qu’il aurait voulue plus convaincante, il leur avait expliqué qu’un coup d’éclat de leur part était voué à l’échec. Il y aurait des morts, des blessés, il y aurait un massacre. Toutes les armes leur avaient été confisquées bien avant le départ, et les soldats étaient trop nombreux. Les narines d’un des Indiens qui l’écoutaient s’étaient dilatées pendant qu’il leur parlait, son visage entier s’était imprégné d’une violence rouge, sans aucun maquillage, sans peinture de guerre. Il savait que le jeune homme se retenait pour ne pas le tuer sur-le-champ, voyait ses muscles se durcir, partout le long du bras, du poignet, des doigts qui serraient fort une branche taillée pour la marche. Le bois était usé, émoussé au bout et sur le point de se rompre à plusieurs endroits. Il n’y avait rien à faire d’autre que d’accepter les conditions de la traversée sur le ferry privé. Tout le monde était conscient que ce n’était qu’une épreuve, pour tester leur volonté et leur courage, pour tester leur détermination à ne pas disparaître et à ne pas s’éteindre pour laisser la place entière à la civilisation européenne et à ses mythes de renouveau. Ce n’était rien d’autre qu’une épreuve au milieu d’une série d’épreuves qui se poursuivrait dans les générations futures et le temps long des montagnes, et il ne tenait qu’à eux, à ces honorables représentants d’une nation millénaire, de se montrer à la hauteur. C’est ce qu’il leur avait dit, et il y croyait presque. En atten­dant, comme les autres Blancs bien payés par les gouver­nements des États de la Géorgie et du Tennessee, il les accompagnait, veillait à leur sécurité et au bon dérou­lement de l’opération.

Huit cents kilomètres plus loin les attendaient les terres fertiles que le président lui-même leur avait octroyées en 1830, et qui resteraient à jamais les Terri­toires indiens, selon toute vraisemblance et plusieurs traités ratifiés par le Sénat et les différents membres du Congrès. Jamais les États-Unis n’arriveraient jusque-là, aussi loin à l’ouest du Mississippi.

Il a remis sa botte et des cris perçants ont attiré son attention. Derrière lui, un groupe s’était formé, en retrait du convoi, à la lisière d’un boisé. Des voix s’élevaient, des voix de femmes, stridentes, qui criaient des mots dans un dialecte qu’il ne connaissait pas, très différent de son français d’origine et de son anglais d’adoption, très loin des notions de base qu’il possédait en innuaimun. Il s’est approché, son fusil pointé devant lui. Une cinquan­taine de personnes se serraient dans un cercle compact, mouvant, autour d’une bagarre entre deux hommes. Il a écarté la foule en poussant dans les côtes avec le canon de son fusil et avec ses épaules, s’est frayé un chemin à travers le vacarme et les poings levés.

Au milieu du cercle, dans les nuées de poussière qui dessinaient presque un toit opaque au-dessus de la mêlée, un immense guerrier cherokee, nu jusqu’à la taille, envoyait des coups de pieds dans l’abdomen d’un jeune Choctaw. Sa longue tresse noire virevoltait dans son dos et frappait ses omoplates, au rythme de ses coups. Le jeune Choctaw n’offrait aucune résistance, tou­jours un peu plus replié sur lui-même. Il saignait abon­damment du nez et la couleur rouge était la seule qui le distinguait du sol, où il était en train de se confondre avec la terre sèche. Il ne bougeait presque plus, ni pour se défendre ni pour se protéger. Près de son bras tendu, il y avait un morceau de pain noir. Après une courte pause pour reprendre son souffle, le Cherokee a vire­volté sur lui-même, levé la jambe en pliant le genou, il portait des bottes à semelles de bois, et il a abattu son pied sur la mâchoire de l’autre, la disloquant d’un coup, créant une asymétrie grotesque dans la mort de son adversaire.

En le voyant faire, il a crié stop it. Now. Mais personne ne l’a entendu. Ses mains se sont mouillées sur la crosse du fusil, l’orage approchait. Personne ne s’occupait de lui, les cris ont augmenté, le cercle s’est refermé sur les combattants, l’un debout, l’autre déjà décomposé. Der­rière la scène, le convoi continuait à défiler, d’un seul souffle fatigué, commun.

Quand il s’est retourné, on a aperçu son visage, sans âge précis, celui d’un garçon, celui d’un vieillard, d’une âme vieille et noueuse, capable de rire encore peut-être sans arrière-pensée, et de discourir aussi sur un passé ancestral. On l’a vu fermer les yeux, se demander ce qu’il faisait là, seul à seul avec son histoire et ses souvenirs, au beau milieu d’une foule sanguinaire, d’un peuple en marche et en larmes en train de s’égorger pour un bout de pain.

Il s’est retourné et s’est demandé ce qu’il faisait là, et on ne pouvait qu’être d’accord avec lui, on ne pouvait que partager ses doutes, ses hantises et ses cauchemars. Parce que c’était impossible qu’il soit là. À cette époque, à ce moment-là, en juillet 1838, sous le ciel menaçant de la plaine américaine où marchaient les Cherokees, il se trou­vait ailleurs. Presque toutes les sources le confirment.