Le Palais de la fatigue

 

L’ours noir

Ma mère est entrée dans la chambre de mon frère en mordillant son fume-cigarette. Après un moment de réflexion, elle a dit, assez haut pour que j’entende aussi:

— J’y ai été fort sur le tapis. Ça va nous prendre une femme de ménage. Qu’est-ce que vous en pensez?

Sans lever les yeux de son livre, mon frère a dit «Moi, j’en ai pas besoin». Et, depuis ma chambre, j’ai crié «Moi non plus».

Au printemps, nous avions quitté notre logement exigu pour emménager dans une maison à deux étages qui sentait le cal­feutrant et le latex. Ce cottage qui compor­tait quatre chambres et trois salles de bain était franchement trop grand pour nous trois. Sur le coup, mon frère et moi n’avons pas su comment accueillir cette bonne nou­velle: la fortune soudaine de notre mère était taboue.

Dans les grandes pièces du premier étage, elle avait fait étaler du shag rouille «mur à mur», même dans l’escalier qui monte aux chambres. Une moquette à poil long d’une fibre inusable qui donnait l’impression d’avancer dans du gazon rouge. Dans la cui­sine et la petite salle à manger, ma mère a fait coller un tapis ras tout en rosaces cui­vrées. Les poseurs ne disaient rien, mais ils n’avaient pas l’air convaincus: c’était la pre­mière fois qu’ils étalaient du tapis dans une cuisine. Elle les a regardés dérouler le revête­ment avec une appréhension visible, le fume-cigarette entre les dents; tout à coup, elle ne savait plus. Dans sa chambre, qu’elle appelle la «chambre des maîtres», au deuxième étage, elle a ordonné qu’on pose encore du shag bien dru, mais coquille d’œuf cette fois et d’une qualité qui rendait, sous le pied nu, un moelleux dérangeant.

Elle nous a donné le choix pour nos quartiers: mon frère et moi avons opté pour le bois franc. Nous passions le plus clair de notre temps à bouder la nouvelle maison, enfermés dans nos chambres parquetées. Mon frère avec sa musique celtique et ses écouteurs, moi avec la méthode de dactylo­graphie La Salle.

Ma chambre était sans âme. Le lit, la commode et un pupitre étroit au vernis écaillé avaient été tassés contre les murs comme pour dégager l’espace et, plutôt que de faire propre, la blancheur des murs semblait révéler mon impuissance morbide à faire un choix de couleur.

Nous avions traversé deux années misé­rables quand ma mère était dans l’immobilier. Ça ne marchait pas. Elle cumulait des avances de commission qu’elle ne rembour­sait pas et, un beau matin, on l’a remerciée en lui rappelant son parcours nul. Une semaine plus tard, elle ramenait dans sa chambre un riche promoteur libanais qui avait besoin d’un prête-nom pour ancrer Méralda Construction inc. au Québec et créer des sous-traitants bidon. Il pilotait la construc­tion de cottages haut de gamme et, en plus des chèques gras qu’il lui laissait sur la table de chevet, il lui avait promis l’unité qui faisait l’angle de Maple et Saint-Michel. Soudaine­ment, nous étions riches.

À titre de vice-présidente de Méralda, ma mère avait pour tâche de revêtir un tailleur et de signer son nom à côté d’un x devant un notaire. Quand son importance lui donnait le vertige, elle marchait de long en large dans le salon en faisant cliqueter son stylo nerveu­sement et en marmottant des «ouais ouais ouais».

Ce qui la rendait particulièrement radieuse: en mettre plein la vue à son jeune frère Johnny. Il n’était pas rare de le trouver à table au déjeuner dans les effluves de café et de bacon.

Avec ce nouvel îlot de cottages, le quartier Bellerive – un étalement de bungalows – montait son standing d’un cran. Les rési­dences proposées par Méralda Construction étaient fastes: chambres au deuxième; cui­sine donnant sur un patio, deux salles à man­ger et un vivoir au premier; quatre toilettes (en comptant la cuvette au sous-sol). Toutes les façades étaient en pierres taillées; l’option «pierre des champs» coûtait un bras.

Le luxe était signifié, souligné, patent.

Le millionnaire libanais avait sa famille à Toronto et ma mère meublait ses absences en fréquentant un jeune médecin marié, souvent les samedis midi. Il était là avec elle quand on lui a proposé de devenir membre de l’Association des propriétaires du domaine Bellerive. Mon frère prétend qu’elle leur a fait accroire qu’ils étaient fian­cés et que c’est uniquement à cause de ça, un médecin à son bras, qu’on l’a invitée à deve­nir membre.

Depuis l’hiver, mon frère était bre­tonnant. Il croyait qu’avec une volonté poli­tique organisée la Bretagne pourrait devenir indépendante. J’ignorais où il voulait en venir avec ça, à Longueuil. Il écoutait ses disques de biniou et s’acharnait à traduire en breton tout ce qui lui tombait sous la main. Sa pièce était organisée comme il imaginait la chambre d’un métayer celte, avec des coussins, des cendriers et des encen­soirs ornés de triskèles. Malgré ses velléi­tés révolutionnaires, il avait comme philo­sophie que tout pouvait attendre. C’était un ramasseux et un touche-à-tout. Son coin était rempli d’objets trouvés qui pour­raient servir: une penture rouillée, un bou­chon de porcelaine... Le congélateur conte­nait, depuis si longtemps qu’on avait dû la déménager elle aussi, une taupe étoilée qu’il n’avait pas encore eu le temps de dis­séquer.

De mon côté, je m’exerçais à taper des paragraphes de a-w-e-f j-i-o-; sur une Royal manuelle. J’avais du pain sur la planche avant de pouvoir passer à la transcription de mes alexandrins sans regarder le clavier.

Les soirées avec mon frère avaient l’air réglées. Quand la faim se manifestait, j’allais le retrouver dans le smog de ses gau­loises:

— On se fait-tu une omelette?

— Tente pas.

— Sandwiches?

Il bâillait et s’arrachait à son univers. Nous descendions pieds nus dans le shag rouille jusqu’à la grande salle à manger. Nous mangions nos sandwiches face à face.

— As-tu vu m’man? pouvait-il me demander, la bouche pleine.

— Est chez le docteur.

Nous riions mollement puis, de nouveau, nous mâchions en silence.

— Chez le docteur, répétait-il tout bas, est bonne.

Le mâchement des sandwiches se dérou­lait comme une tâche. Avec l’erre d’aller des rigaudons qu’il avait écoutés toute la jour­née, mon frère continuait de hocher la tête. De mon côté, je cognais mes genoux dans un mouvement régulier, comme des marteaux se relayant pour faire a-w-e-f...

Le souper fini, je rangeais les assiettes dans le lave-vaisselle et nous nous écrasions sur le divan devant le téléviseur. Au premier commercial, il me disait:

— Irais-tu me chercher un coussin dans ma chambre?

Hypnotisé par la lumière qui émanait du nouveau téléviseur, le cou cassé par une pos­ture impossible, je soupirais:

— Non.

Nous étions installés dans ce cottage flambant neuf depuis deux mois lorsqu’un matin les hurlements de ma mère nous ont réveillés en panique. Nous avions tous entendu notre oncle Johnny entrer aux premières heures du jour et tituber jusqu’au grand divan, mais cela arrivait régulièrement et il n’y avait pas de quoi hurler. Quand il avait trop bu, il venait se refaire chez nous avant de rentrer chez lui. Il avait la clé.

Encore somnolente, ma mère avait tra­versé le salon en marmonnant «’Morning Johnny. Tough night?» à notre oncle qui ron­flait, pour aller à l’évier de la cuisine. Rituel­lement, elle avait chauffé une tasse sous un filet d’eau chaude: elle haïssait les tasses froides.

Elle passait et repassait sa tasse sous le robinet, les yeux bouffis, quand elle avait senti des ongles griffer ses fesses à travers son peignoir. Elle s’était retournée pour se trou­ver devant un ours noir.

C’est à ce moment qu’elle a hurlé à pleins poumons.

Nous sommes descendus en courant et, une fois l’affolement passé, autour d’un café sur le grand comptoir de la cuisine, nous avons écouté mon oncle Johnny nous racon­ter son histoire en soignant sa gueule de bois avec une bière tiède. Pendant son récit, l’ours, une bête de quelques semaines, est resté caché sous une chaise dans la grande salle à manger. Le cri d’effroi de ma mère l’avait terrorisé. Il était sûrement affamé et certainement blessé, à en juger par les traces de sang sur le tapis.

Mon oncle Johnny venait de recevoir son chèque d’invalidité. Un accident à la jambe l’empêche de travailler depuis toujours et il aime bien prendre une brosse quand le chèque rentre. Dans une brasserie du che­min Chambly, il a fraternisé avec deux bra­conniers qui revenaient de l’Abitibi. Ils ont jasé. Puis avant de partir, un des gars a dit:

— On va prendre un hamburger pour le petit.

Mon oncle a pensé qu’ils avaient laissé un enfant dormir dans le truck. Il est sorti en même temps qu’eux et, dans le stationne­ment, il a vu que le «petit» était un ours noir. Les gars le nourrissaient de chips au barbe­cue, de hamburgers, de coke, de bière, et s’amusaient à l’exciter avec un bâton, n’hésitant pas à le frapper quand il se défendait. Après avoir dû descendre la mère, ils avaient trouvé le petit à une cinquantaine de pieds. La patte de derrière du bébé, sectionnée par la mâchoire du piège, ne tenait plus que par un bout de nerf. Un des gars l’avait agrippé par la peau du cou et l’avait amputé d’un coup de machette.

Johnny leur a offert vingt dollars pour l’animal. La transaction s’est faite sans plus de négociations, dans le stationnement de la brasserie, à trois heures du matin.

— Je pouvais pas le laisser là. Si vous aviez vu comment ils le traitaient.

Ma mère avait l’air dégoûtée. Mon frère et moi nous sommes approchés de l’animal. On voyait de l’os dépasser du moignon. L’ourson avait beau se lécher, la plaie ne commençait pas à se refermer. Il était maigre. Le pelage noir était rare dans le cou: quand il penchait la tête, le blanc de la peau parais­sait à travers les nœuds de fourrure. Dès qu’on faisait un pas en avant, il grognait et retroussait ses babines violettes.

Mon oncle n’avait pas voulu nous réveil­ler en rentrant. Il s’était écrasé sur le divan, complètement paqueté, et la bête avait filé se cacher sous une chaise. Il nous la laissait. Les animaux sont interdits où je reste, a-t-il expliqué. Je ne peux pas le garder.

— Pis nous autres on peut? s’est écriée ma mère.

— Mettez-le dans le garage, a répondu Johnny, qui ne voyait pas le problème.

Mon frère et moi ne voyions pas non plus le problème. Le garage ne servait pas. Nous pourrions l’aménager.

Après avoir joui un instant de nous voir suspendus à sa volonté, notre mère a fini par acquiescer au projet avec un air de seigneuresse bonne pour ses gens.

Pendant que nous montions en vitesse nous habiller, elle a ajouté:

— Oubliez pas: il va dans le garage. J’veux pas voir cette bête-là sur mes tapis.

Mon oncle restait accoudé au comptoir et ma mère a fini par comprendre qu’elle lui devait vingt dollars pour l’ours.

Mon frère n’a pris rien de moins qu’un de ses propres draps pour capturer l’ours. J’ai trouvé dans le sous-sol des gants de tra­vail un peu raides oubliés par un ouvrier. Accroupis, nous avons approché la bête, mon frère avec son drap, moi avec les gants.

Nous l’avons immobilisé en évitant sa gueule. Ses mâchoires étaient puissantes et son amputation ne semblait pas l’avoir affai­bli. Sous son pelage laineux, on sentait qu’il n’avait que la peau et les os.

Dès qu’il s’est calmé, nous lui avons découvert la tête. Il a dressé ses petites oreilles rondes. On voyait bien ses yeux en billes un peu saillants, soulignés par un masque beige, et une truffe noire très fine sans lien avec le museau épaté du teddy bear classique.

Nos cœurs battaient fort.

Un vrai ours.

Nous sommes passés par le sous-sol pour aller le porter dans le garage. Ce qu’on appe­lait «garage» était un débarras rempli de restes de Méralda Construction: rossignols de madriers, panneaux de plâtre, rubans à joints, seaux de clous... Un bureau sale. Une filière vide. Un tombereau rabouté que mon frère avait trouvé dans un champ et qu’il avait rapporté parce que, c’est plus fort que lui, il rapporte tout ce qu’il trouve.

Il fallait nourrir l’animal: c’était urgent. J’ai couru chercher ma machine à écrire. J’ai inséré une feuille pour commencer une liste. J’ai tapé «miel», puis nous avons eu un blanc. Mon frère réfléchissait à voix haute:

— L’ours est omnivorace...

— Je pense qu’il faut dire «omnivore».

— Non, c’est «omnivorace», je suis sûr.

— Non, vraiment... je pense que c’est «omnivore».

L’ours restait tapi derrière une boîte de carton. Ce soir-là, nous avons soupé dans le garage avec le petit qui lapait une assiettée de lait. On ne se trompe jamais avec le lait. On y allait chacun de nos observations. Fas­cinés. Avant de le quitter pour la nuit, nous avons réorganisé le garage afin de créer des aires de jeu pour lui.

Absorbée par son miroir, ma mère se mettait sur son trente-six avant d’aller prendre le thé chez une dame de l’Association des propriétaires du domaine Belle-rive.

— Imagine, elle s’appelle Mme Bienvenu, a-t-elle marmonné avec une épingle à che­veux entre les dents. Stie, faut pas que je me mette à rire...

Je ne l’écoutais pas, je lisais la notice d’une poudre cicatrisante que son jeune docteur, diverti par notre adoption, nous avait donnée pour la patte de l’ours.

— Lui avez-vous dit merci? m’a-t-elle demandé en terminant sa coiffure. Des fois, je vous trouve mal élevés là-dessus.

— Relaxe, lui ai-je dit avant d’aller rejoindre mon frère au garage.

Nos soins se résumaient à trois choses. Nous attrapions l’ours par le cou puis, en le tenant par les pattes, nous le couchions sur le dos de telle façon qu’il présente son moi­gnon à vif. Énervé, je saupoudrais à toute vitesse le médicament sur le bout d’os, sur la table, sur moi et sur mon frère.

Ensuite, c’était l’opération miel. Avec le bocal et la cuiller. C’était le seul moment où il surmontait sa crainte: il se précipitait contre ma cuisse. Sa tête arrivait à hauteur de mon aine et ses pattes griffaient ma ceinture. Je contenais ma terreur: je connaissais sa force pour avoir dû quelques fois lui céder la cuiller. Sa langue rose et ses mâchoires étaient formidables, et j’étais terrifié à l’idée qu’il me morde à travers mon jean. Cette angoisse persistait longtemps après l’heure du miel.

En dernier lieu, nous le veillions. Tout simplement. Assis à bonne distance, nous le contemplions.

Dans l’aménagement du garage, nous avions givré les fenêtres de la porte avec une pâte de Old Dutch: nous ne voulions pas de curieux car, de l’avis du jeune médecin, la présence de l’ours était illégale. Mon frère pensait le garder assez longtemps pour qu’en cas de problème juridique on puisse invo­quer une clause de droits acquis. Quelque chose du genre.

L’ours n’était avec nous que depuis une semaine quand, un soir, avant la brunante, est apparu le sentiment que notre gar­diennage aurait une fin. Après le saupou­drage de médicament et les cuillerées de miel, mon frère et moi partagions une ciga­rette sur le perron du cottage. Nous regar­dions le quartier s’affairer à l’ordinaire du soir quand un voisin est passé devant nous en promenant son chien en laisse. Il nous a salués de la tête et c’est là qu’on a compris. L’ours grandirait. Nous ne pouvions pas le garder éternellement dans le garage. Il fau­drait assumer sa présence au vu et au su des autres. J’ai dit à mon frère que l’avenir regar­dait mal:

— On pourra quand même pas le pro­mener en laisse après le souper.

Je suis monté dans ma chambre, pensif. Au bout d’un moment, je me suis rendu compte qu’il me manquait quelque chose. Devant mon bureau vide, j’ai paniqué. Ma machine à écrire avait disparu. Dès que j’ai entendu ma mère entrer, je suis descendu la voir.

On a volé ma machine! Je ne sais pas comment ç’a pu arriver. Ç’a dû arriver quand on était dans le garage.

— Écoute, elle n’est pas volée, je l’ai pas­sée à Mme Bienvenu.

— Quoi!

— Je vais t’expliquer.

Who the fuck is Mme Bienvenu? ai-je crié, ahuri.

Ma mère, qui ne tolérait plus l’impolitesse depuis le déménagement, m’a gen­timent réprimandé là-dessus, puis elle m’a demandé d’être compréhensif. Mme Bien­venu était haut placée dans l’Association et sa fille voulait devenir secrétaire. Ma mère lui a proposé de lui passer la machine. C’est tout. Elle m’a assuré que le prêt ne durerait que quelques jours, une semaine au plus, juste pour voir si elle aimait ça.

— Tu n’avais pas le droit de faire ça! Tu dis n’importe quoi pour te rendre intéres­sante et c’est toujours nous autres qui payent pour.

Elle s’est fâchée:

— C’est justement pour nous autres que je fais ça!

Je suis remonté dans ma chambre, furieux.

Ma mère avait une autre raison d’être tendue: l’Association des propriétaires avait émis le souhait de tenir sa prochaine réunion chez nous. Son humeur était en dents de scie. Tantôt rêveuse, tantôt fébrile. Elle tournait en rond, pestait contre son médecin marié chez qui il lui était défendu de téléphoner, puis elle se souvenait, comme dans un éclair de génie, qu’il y avait une façon de rendre les lustres étincelants en passant les pende­loques de cristal au lave-vaisselle plutôt que de les frotter un à un.

Elle allait à son cahier d’éphémérides pour vérifier la position de Mercure le jour de la réunion. Puis elle retournait le consul­ter et calculait les aspects de la Lune en Sagit­taire.

Elle mordillait son fume-cigarette en réa­ménageant dans sa tête les meubles de la grande salle à manger pour y ordonner une quinzaine de chaises pliantes quand elle a murmuré:

Shit! L’ours...

Elle a finalement daigné visiter notre lazaret. Elle se tenait les bras croisés avec rai­deur, comme un inspecteur qui a déjà son idée sur le sort des lieux. L’ours avait cham­bardé la place en grimpant à tout ce qui était adossé, accoté ou appuyé, en laissant des traces de sang sur tout ce qui était poreux, pâle ou propre. Nous avons vanté ses pro­grès. Nous avions l’intention de mettre des branches de sapin pour faire une sorte de litière. Nous tentions de l’attirer pour qu’il fasse le beau, mais il restait blotti sous un pan de carton.

Ma mère a mis le pied dans une flaque de miel et remarqué des excréments liquides sur le béton du garage. Puis l’ours, jusqu’ici silencieux, a commencé à émettre des plaintes insoutenables, venues du fond du ventre. Il tremblotait.

Ma mère s’est précipitée sur le téléphone, décidée à régler la chose sur-le-champ. Elle s’est enquise auprès d’un vétérinaire des issues possibles et s’est retrouvée, en deux appels, avec le nom d’un directeur de zoo qui prenait les éclopés. Habitué aux chats borgnes et aux mouffettes châtrées, le zoo y verrait peut-être une occasion. Mais le direc­teur hésitait.

Exaspérée, ma mère a été nette:

— Écoutez, si vous le voulez, il est à vous autres. Si vous le voulez pas, achevez-le. C’est pas plus long que ça.

Notre oncle Johnny s’est proposé pour l’emmener gratuitement et, avant l’heure du souper, l’ours était parti.

Au lieu d’extirper les pissenlits du gazon de devant comme nous l’avait ordonné notre mère, mon frère et moi fumions un joint sur les marches du perron pendant que ma mère lévitait à l’approche de la réunion des pro­priétaires. Nous ne nous remettions pas du départ de l’ours.

Nous macérions dans notre échec.

Nous savions que le petit serait mieux soigné au zoo. Mieux nourri aussi. Le joint aidant, nous l’avons imaginé se faisant des amis. Mais le chagrin durait.

Nous avions un ours noir, un vrai. Et maintenant notre vie se résumait à arracher des pissenlits.

Mon frère m’a demandé:

— Ta machine est-tu revenue?

Nope! On n’est pas étonné. Prie pour que la fille de Mme Bienvenu se mette pas au breton.

Je n’avais pas eu le temps de transcrire mes sonnets au complet. Il me restait quelque cinq feuilles où j’avais tapé des vers bourrés de coquilles.

Son fume-cigarette entre les dents, ma mère a ouvert la porte derrière nous. Elle a eu un air satisfait en remarquant que les tra­vaux d’excavation chez le voisin étaient enfin terminés. La rue avait été bouchée et asphal­tée, maquillant l’affreuse tranchée qui béait depuis des semaines. Elle a sorti sa tête pour voir si notre travail avançait puis, se souvenant qu’elle s’était vissé une vingtaine de bigoudis, elle a reculé d’un pas pour rester à l’abri du jour.

— Grouillez-vous donc, j’aimerais ça que le gazon soit beau quand le monde va arriver. Chus tannée d’avoir honte.