Les fous crient toujours au secours

Ces derniers mois, j’avais évité de m’éloigner de Montréal. Pourtant, en ce froid dimanche du 21 avril 2013, j’assistais, crispée, à l’aréna de Saint-Eustache, au premier spectacle de patinage artistique de ma petite-fille Mila, alors âgée de quatre ans. Tandis qu’elle évoluait sur la glace, toute minuscule au sein de sa troupe de jeunes patineuses, mon esprit était scindé, essayant d’accélérer le cours du temps.
Ce n’est que vers 17 heures que nous avons enfin pu rentrer chez nous, à Montréal. Je monte aussitôt à l’étage et fais rapidement le tour de l’appartement, cherchant mon fils aîné, Ferid. Ne le trouvant pas, je suppose qu’il se repose dans son studio, au sous-sol. Je ressors à l’extérieur pour aller y jeter un coup d’œil. Sa porte d’entrée est fermée. Ma fille Jasmina, la maman de Mila, n’est encore pas repartie. Elle me questionne du regard et s’approche de la petite fenêtre donnant sur son salon, sans trop insister. Peut-être, ai-je supposé, Ferid est-il allé faire un petit tour dehors. Jasmina m’embrasse, puis repart.
Je reprends mon rythme de vie habituel avec mes deux garçons, m’affairant à préparer le repas du soir. Mais je n’y arrive pas. Je retourne faire un tour au sous-sol. Le crépuscule prend lentement possession des lieux. Si Ferid était allé faire des emplettes ou une promenade comme il en a l’habitude, il y a longtemps qu’il serait rentré.
Je me faufile en dessous du palier, à l’extérieur, où se trouve la fenêtre de sa chambre à coucher. Celle-ci est vide, plongée dans l’obscurité. Le lit n’est pas défait. Tout contre le matelas, posé à même le sol, je vois l’oreiller placé dans le sac qu’il avait pris deux jours plus tôt pour passer la nuit chez sa sœur, à Deux-Montagnes. Car Ferid avait accepté de rendre visite à Jasmina, ce qui était une première. Nous y avions passé une soirée paisible et heureuse, tous ensemble. Dès le lendemain, il voulait rentrer à Montréal. Ce matin-là, il était blême et tremblait de tout son corps. Je lui avais alors proposé de le raccompagner à la maison, mais il m’avait assuré que tout allait bien. Pablo, le conjoint de ma fille, l’avait donc raccompagné. Je savais qu’il avait besoin de repos et de retrouver son espace. C’était même un miracle qu’il ait accepté cette sortie avec nous.
Je remonte du palier. L’angoisse m’étreint. J’élabore des hypothèses. Toutes sortes d’hypothèses… Il est dehors. Il va rentrer. Il est allé sur la rue Sherbrooke faire ses emplettes comme d’habitude. Il est grand, sage et très prudent. Je repense à son sac dans sa chambre à coucher. À son retour à Montréal, il n’a donc pas utilisé son oreiller pour dormir. Peut-être a-t-il passé la nuit à l’étage de l’appartement? Mais rien ne semble l’indiquer.
Je redescends, cogne à sa porte. Il n’y a aucun mouvement ni lumière. Mon anxiété monte d’un cran. Je remonte, prends la clé de la porte de secours, côté cour, et je dévale les escaliers. Je me jette sur la porte de sa cuisine. Elle est barrée. Je tente en vain de l’ouvrir. La panique me fait élaborer le pire des scénarios. J’essaie de défoncer cette satanée porte. Je ne la pensais jamais si solide. Mon corps est pris de tremblements, mais je refuse de céder au pire. Je rebrousse chemin. Je retourne à l’étage et j’appelle Majid, le père de Ferid, au téléphone: «Viens! Ton fils est à l’intérieur du sous-sol. Barricadé.» Majid essaie de dédramatiser. Je lui hurle de venir tout de suite.
Des idées m’assaillent. Terribles. Je me prends la tête entre les mains et j’implore Allah de m’épargner. Je fais les cent pas dans ma chambre, négociant un sursis avec Dieu. «Pas ça, Seigneur! PAS ÇA! Je le prendrai sur mes épaules, Seigneur. S’il te plaît, PAS ÇA.» Puis, tout disparaît de mon champ de vision. Il n’y a plus que cette idée obsédante qui reste coincée dans ma tête.
Majid arrive, accompagné d’un ami. Les deux hommes tentent d’ouvrir la porte de son studio, qui cède enfin. Majid appelle son fils. Il passe devant la salle de bain entreouverte et pousse un «NON, FERID…» qui me glace le sang. Je suis juste derrière lui. En une fraction de seconde, j’entraperçois mon fils étendu dans sa baignoire, le visage calme et détendu, les yeux fermés, endormi. Son père s’agenouille à ses côtés, met sa tête entre ses bras, lui parle doucement, plaintivement… Je n’arrive pas à avancer. L’idée que Ferid respire encore m’effleure l’esprit. Ai-je seulement demandé s’il respirait? Son père a-t-il eu un geste, une parole ou un regard vers moi? Je rebrousse chemin en hurlant tel un animal dans la nuit. Mon cri monte et se propage dans la noirceur. Je sens au même moment mon corps se fendre transversalement, comme frappé par l’innommable foudre de la mort. En un instant, ma vie s’est scindée en deux.