Les variations Goldberg

ARIA
 
 Basso continuo
 Maintenant c'est commencé et ça ne pourra plus s'arrêter, c'est irrémédiable, un temps s'est déclenché, a été déclenché par moi et doit être soutenu par moi pendant sa durée obligée. Je suis à la merci de ce temps désormais, je n'ai plus le choix, il faut que je le parcoure jusqu'au bout. Une heure et demie et des poussières. Ça n'a rien à voir avec une heure et demie de sommeil, ou de conversation, ou de cours magistral. Je n'ai pas le droit de me retourner pour sourire aux gens dans la salle, parmi lesquels se trouvent pourtant des êtres que j'ai aimés et que j'aime ; je ne dois penser qu'à mes doigts, et même à eux je ne dois pas vraiment penser. Sinon je sais qu'ils deviendront des bouts de chair, des boudins blancs, petits porcs frétillants, et je risquerai de m'interrompre horrifiée de les voir se rouler ainsi sur les morceaux d'ivoire.

J'ai enlevé ma montre, elle me gêne pour jouer. Mes mains doivent être tout entières au service de ce rituel : pendant ce temps, la contrainte de performance doit être totale. Exactement comme dans ces congrès où on me colle le casque et que pendant quatre heures je dois traduire. Ici et là, c'est l'expression de quelqu'un d'autre qui passe à travers mon corps. Ici et là, je suis l'interprète et surtout pas le créateur. Seulement, quand ce sont des mots qui entrent par mes oreilles, subissent un traitement dans mon cerveau et ressortent par ma bouche dans une autre langue, je peux hésiter, corriger, balbutier et même faire des fautes de syntaxe sans que le contenu en soit altéré. Ici, le contenu c'est la forme – chaque faute infléchit, gauchit un peu le sens même du message –, et donc le jugement porte sur chaque seconde. Et le pire c'est de n'avoir, tout le temps que dure l'épreuve, aucun accès à la musique elle-même. Je suis là pour en faire, les autres pour en entendre, mais la musique se déploie dans un entre-deux qui ne touche ni moi ni eux. Je ne traduis pas, j'exécute. La musique doit être exécutée, c'est-à-dire : mise à mort. Je suis le bourreau de l'immortel.

Sur une page sont disposées des taches : rondes, blanches, noires, croches, noires pointées et doubles croches. Elles ont été disposées de cette façon précise, voilà deux siècles, par un monsieur qui portait une perruque poudrée et qui avait beaucoup d'enfants. Les pages qu'il a, un jour, recouvertes de taches ont été imprimées par un éditeur, reproduites par un autre et puis par d'autres, jusqu'à ce qu'elles prennent la forme que j'ai sous les yeux en ce moment. Mes yeux enregistrent leur disposition et en envoient l'image à mon cerveau qui, à son tour, envoie des signaux aux muscles de mes épaules, de mes bras, et de mes boudins blancs, qui se mettent simultanément en branle pour accomplir ses ordres. Il y a devant moi l'instrument : de quoi ? L'instrument de musique, dit-on ; mais n'est-ce pas moi qui suis instrument de la musique ? Pour interpréter il faut comprendre, et je ne comprends rien à ce qui se passe. Quand il s'agit de mots, au moins je sais que j'ai affaire à un certain nombre d'unités, douées d'une valeur relativement stable. Je peux prévoir comment, lorsqu'elles sont combinées de telle ou telle façon – “la faim”, “le Tiers Monde”, “l'explosion démographique” –, elles auront tendance à susciter telle ou telle émotion, après avoir pénétré dans les oreilles des gens présents et stimulé certaines régions de leurs cerveaux à eux. Mais une note de musique, ça ne veut rien dire. Une note plus haute ? Une note plus basse ? Les deux ensemble ? Vous êtes émus maintenant ? Un peu de rythme ? Une reprise ? Ça va, vous sentez les larmes venir ?