Matricide

ÉVALUATION PSYCHIATRIQUE

Nom : Boivin, Carole

No de dossier : 1800654

Hôpital Louis-Hippolyte-Lafontaine

ÉVALUATION PSYCHIATRIQUE AU JOUR DU DÉCÈS

1er août 2014

Identification :

Femme de 49 ans, divorcée depuis 2010. A une fille de 26 ans qui vit avec elle, relation très étroite. Habite une résidence luxueuse à Lorraine. Mère au foyer.

Raison de la consultation :

Suicide effectué par intoxication au monoxyde de carbone.

Antécédents psychiatriques personnels :

Aucun historique de contact avec la psychiatrie, pas de suivi psychologique, aucune démarche de recherche d’aide connue.

Antécédents médicaux :

Aucune maladie physique connue.

Antécédents psychiatriques familiaux : Aucun antécédent connu.

Antécédents judiciaires : Aucun antécédent connu.

Habitudes de vie :

Aucune consommation d’alcool ou de drogues connue, passée ou présente.

Médication :

Aucune médication connue.

Histoire de la maladie actuelle :

Patiente trouvée au matin du 1er août 2014 à la suite d’un suicide par intoxication au monoxyde de car­bone. La patiente a été trouvée inanimée dans son véhicule en marche. La rigidité cadavérique confir­mait le décès au moment de la découverte du corps. Selon l’étude, par le service de police, du relevé des échanges téléphoniques au jour du décès, la patiente n’aurait pas cherché à contacter qui que ce soit ce soir-là pour annoncer ses intentions ou faire intervenir un tiers. La patiente n’a pas non plus laissé de note de sui­cide ou de testament en évidence. De plus, en fonction de l’évaluation que j’ai été à même de faire, je peux dire que rien, dans l’attitude de la patiente en son der­nier jour de vie, ne différait de son attitude considé­rée comme habituelle. Elle présentait des signes d’une humeur euthymique, optimiste et stable, et évoquait la réalisation prochaine de projets de vie concrets.

La patiente a eu au cours de l’année précédente un haut niveau de fonctionnement et n’a manifesté aucun signe de dépression ou de trouble de la santé mentale ou physique. Elle ne semblait présenter aucun stresseur particulier ou élément déclencheur qui aurait pu expliquer un geste suicidaire soudain. Elle entretenait plusieurs relations sociales positives et était en excel­lents termes avec les membres de sa famille immédiate. Le seul élément qui pourrait éventuellement servir d’indice à une compréhension longitudinale du geste suicidaire est le fait qu’elle a dit, à plusieurs reprises au cours de sa vie, qu’elle n’atteindrait jamais la date anniversaire de ses cinquante ans ; son geste létal a eu lieu une semaine avant ledit anniversaire.

Selon les définitions en vigueur du manuel de clas­sification diagnostique DSM-5, pas de symptômes maniaques présents ou passés pouvant soutenir l’hypothèse d’une maladie affective bipolaire. Pas de symp­tômes de la sphère diagnostique des troubles anxieux. Pas d’idéations hétéro-agressives, pas d’historique de violence envers autrui. Pas d’historique de gestes auto-agressifs ou d’automutilation. Pas de signes d’idées déli­rantes, pas de délires typiques des troubles dépressifs (nihilistes, somatiques). Pas de troubles perceptuels.

 Finalement, selon ma capacité à témoigner d’éventuelles carences affectives de la personnalité de la patiente, aucune période significative de fonction­nement sous-optimal n’est à signaler, pas plus que la présence d’actions ou d’attitudes caractéristiques d’un trouble de la personnalité en particulier. Toutefois, cer­tains traits, par leur dynamique commune, l’hyperréactivité et l’impulsivité, peuvent être attribués aux troubles de la personnalité du Cluster B. Notons : le sentiment de vide chronique, la sensibilité à l’abandon, l’instabilité de la notion de soi, le clivage entre des périodes de valorisation et de dévalorisation, de même que la pré­sence d’idéaux de grandeur concernant les topiques de la beauté et des relations amoureuses. Toutefois, je ne pourrais dire que ces traits répondent aux critères de dysfonctionnement ou de souffrance cliniquement significative permettant un diagnostic formel.

Histoire longitudinale (sommaire clinique) :

Née à la suite d’une grossesse et d’un accouchement sans particularités médicales à Montréal. Stades du développement infantile psychomoteur normaux. Un frère aîné à la santé précaire envers lequel elle évoque une impression de favoritisme et de surprotection de la part de sa mère. Selon ses propos, cela lui aurait laissé un profond sentiment d’être laissée pour compte et inadéquate, sentiment qui s’est manifesté jusqu’à l’âge adulte. Son discours à l’égard de son enfance est par ailleurs marqué par une sérieuse alexithymie, en ce sens qu’elle est incapable de mettre en mots les émo­tions possiblement liées à cette période, qu’elle n’arrive à qualifier ni d’heureuse ni de tourmentée. Elle dit seulement, et de façon étonnamment sommaire vu le caractère normalement traumatique propre aux vio­lences infantiles, qu’elle aurait été exposée aux sévices physiques et psychologiques d’un père toxicomane.

Elle raconte n’avoir versé aucune larme à la mort de son père, au cours de son adolescence, et décrit avec une absence d’émotions non congruente au propos les multiples épisodes où cet homme l’aurait projetée au sol alors qu’il battait sa mère et qu’elle craignait pour la survie de celle-ci. Également, elle caractérise cette période par une précarité socioéconomique sévère, sa mère étant le seul soutien de la famille et consacrant les maigres économies au bien-être de son frère, à ses dépens. Elle dit avoir été une élève discrète et douée. Elle raconte avec nostalgie que, pendant ses études secondaires, elle nourrissait des ambitions profession­nelles relatives au domaine de la médecine, auxquelles elle n’a pas été en mesure de donner suite. Elle évoque l’absence de soutien financier et moral de sa mère, celle-ci l’encourageant plutôt à consacrer ses énergies à la recherche d’un époux fortuné, faisant allusion au fait que sa beauté, selon sa mère, largement supérieure à ses capacités intellectuelles, serait plus en mesure de lui fournir une vie satisfaisante.

En ce qui concerne sa vie professionnelle, elle trouve un emploi de représentante dans le secteur des produits médicaux, dans lequel elle excelle et qui lui vaut en quelques années le Prix de l’excellence en vente du Canada. Emploi qu’elle apprécie énormé­ment, mais qu’elle quitte après qu’un collègue mascu­lin moins performant eut obtenu la promotion qu’elle convoitait. Elle décide alors de faire l’expérience de la maternité. Par la suite, elle se consacre essentiellement à élever sa fille unique. Elle dit avoir toujours été très préoccupée par l’éducation de celle-ci et décrit fière­ment l’encadrement strict qu’elle lui prodiguait.

Au sujet de sa vie conjugale, elle se décrit, avec une légère ironie dans le ton, comme une femme ayant une grande facilité avec la gent masculine. Faisant l’inventaire de ses relations, elle s’attarde au souvenir d’un homme qu’elle a fréquenté durant la vingtaine et qu’elle se remémore comme son seul véritable amour. D’ailleurs, elle entretenait, au moment de sa mort, une liaison avec ce même homme, monsieur étant alors un homme marié. Cette relation aurait débuté quelques mois avant son suicide. À la suite de l’échec, qu’elle qualifie de houleux, de ce premier amour lors de sa vingtaine, elle rencontre et marie l’homme avec qui elle a eu sa fille et a passé l’essentiel de sa vie. Elle le dépeint comme un homme doux et sérieux. Elle raconte d’un ton neutre les premières années du mariage, mais s’assombrit lorsqu’elle arrive à la naissance de sa fille. Elle affirme s’être sentie, à partir de ce moment, abandon­née à sa seule identité de mère. Son mari étant absent et se consacrant surtout à ses obligations professionnelles, elle arrive mal à se valoriser, alors qu’elle reste à la mai­son, par comparaison avec la réussite de son époux, lequel obtient à cette époque un poste de président-directeur développement des produits pharmaceu­tiques au sein de l’entreprise qu’elle a quittée. Le couple en aurait beaucoup souffert sur le plan intime, son mari, selon elle, peu reconnaissant des sacrifices qu’elle a faits au nom de la famille et peu sensible à l’impact affectif qu’a sur elle cet écart entre leurs situations sociales respectives. Elle témoigne avoir tenté de com­penser ce sentiment d’inadéquation, qui n’est pas sans rappeler celui de son enfance, en resserrant sa relation avec sa fille, mais, à l’instar de son père, celle-ci aurait été en grandissant peu encline à reconnaître la contri­bution de sa mère à sa réussite personnelle et profes­sionnelle ; la fille ayant réalisé les plus hautes ambitions de la mère, celles-là mêmes que cette dernière chéris­sait jeune fille : devenir médecin.

Au cours de cette période qui correspond à l’entrée dans l’âge adulte de sa fille, elle dit avoir ressenti une profonde désillusion par rapport à l’idée qu’elle s’était faite, jeune femme, de la famille et de la mater­nité. Elle traverse alors des années sombres et décrit des comportements pouvant être attribués à un épi­sode dépressif ; elle s’isole, néglige son apparence, et ce, jusqu’au moment de son divorce. Après la séparation, elle modifie drastiquement son attitude. Elle entre­prend des études et des démarches afin de réintégrer le marché du travail, recherche les activités sociales et hédonistes, se montre coquette et optimiste face à son avenir. Elle conserve d’ailleurs cette attitude jusqu’au jour de son suicide, à l’été 2014.

Examen mental :

** Observations faites au dernier jour de sa vie

Femme de 49 ans, paraissant beaucoup plus jeune que son âge, la trentaine avancée. Légère immaturité sur le plan du contact social, favorise les rapports et sujets de conversation superficiels. Belle apparence, très soi­gnée, maquillage discret et de bon goût. Porte des vête­ments pastel aux couleurs multiples. Calme, souriante, collabore aisément, expressive, facilité à établir le contact visuel et à le maintenir. Semble sincère et fiable. Discours fluide et enjoué. L’activité psychomotrice est normale, pas de ralentissement noté. L’humeur est dégagée, l’affect, congruent, spontanément modulé, facilement modulable et répondant à l’humour. La pensée est concrète et cohérente, de forme et de cours normaux. Le contenu ce jour-là est principalement axé sur l’ébauche de projets futurs. Dépistage du trouble dépressif par la triade de Beck négatif pour ses trois aspects (rejet du monde, autodévaluation, désespoir). Pas d’idée auto ou hétéro-agressive. Pas d’idée déli­rante ou d’hallucination. Les perceptions sensorielles sont claires et les fonctions mentales supérieures sont intactes. Le jugement moral semble adéquat ; l’autocritique, du fait de la présence discrète d’une immaturité du comportement, pourrait être partielle.

Évaluation du risque suicidaire :

** Selon l’échelle quantitative SAD PERSONS

S Sexe : femme, 0 point

A Âge : 49 ans, 1 point (période à risque < 19 ans, > 45 ans)

D Pas de dépression clinique, pas de signes de déses­poir, 0

P Absence d’antécédents psychiatriques, 0

E Pas d’éthylisme, pas de toxicomanie, 0

R Rationalité préservée, 0

S Bonne santé physique, 0

O Organisation du plan de suicide, 2 points

N « No spouse », 1 point S Bon réseau social, 0

Total : 4 points, décharge à domicile sécuritaire dans les circonstances. Risque de suicide faible.

Formulation psychodynamique :

La patiente présente, sur le plan des facteurs psycho-dynamiques prédisposants, une instabilité de la notion d’ego que l’on serait tenté d’attribuer à un environne­ment infantile non sécurisant et peu propice à l’élaboration d’un reflet narcissique ressenti. Pour ce qui est des facteurs perpétuants, on note une persistance dans l’âge adulte de relations où les schémas d’insécurité et de culpabilité de l’enfance sont reproduits, notamment en ce qui concerne les interactions conju­gales et familiales. On peut également supposer que les mécanismes de défense prédominants ont tenté d’investir, pour pallier l’instabilité identitaire, un cli­vage hermétique entre la persona extérieure de femme « satisfaite » et la fragilité de la persona réelle. Si le fac­teur déclenchant ayant mené au suicide n’apparaît pas clairement dans la narration de la maladie actuelle, il est possible de penser que ce même clivage, à la suite d’une période de sublimation des affects dépressifs et d’investissement du soi, en réaction au divorce, ait pu achever d’ouvrir la brèche entre les persona dichoto­miques de la patiente. Au point où les mécanismes, ainsi outrepassés, n’ont pu maintenir un état narcis­sique suffisant.

Diagnostic multiaxial :

I : Récurrence d’épisodes dépressifs versus dysthymie à considérer, ne remplissant toutefois pas de façon objective les critères diagnostiques DSM au moment du décès.

II : Traits de personnalité du Cluster B incluant des traits limites ainsi que, dans une moindre mesure, des traits narcissiques ne remplissant pas les critères de sévérité d’un trouble DSM de la personnalité.

III : Aucune maladie connue. Bonne santé physique.

IV : Probables stresseurs subaigus dus à sa relation avec un homme marié. Insécurité sur le plan profes­sionnel. Insatisfaction existentielle d’ordre général.

V : EGF 80.

KATHERINE RAYMOND, M.D.