Seule contre moi

Chapitre un

Je me déclare la guerre

Je suis nue devant mon miroir. Je tremble. J’ai quatorze ans et je me vois pour la première fois. La chair molle entre les cuisses, les hanches trop larges, le bourrelet au-dessus du pubis. J’examine mes seins. Deux petits amas de graisse ridicules, qui n’ont pas la décence d’être de la même grosseur.

Je détourne la tête. Ferme les yeux. Je revois Carl. La lueur moqueuse dans ses yeux. Je serre les poings. Un picotement soudain dans l’aine. Je résiste, mais ça devient intenable. Mes ongles griffent ma chair, s’acharnent, frénétiques. La tension se relâche d’un coup. Je frissonne. La paume de mes mains remonte sur mes hanches, glisse sur mon ventre, palpe mes seins. Non ! Ça ne peut pas être moi. Je n’ai rien choisi de tout ça.

Je ne sais pas ce qui m’a pris, aussi, de de mander à Carl, pendant le cours de musique : « Tu me trouves comment ? » Il me fait souvent rire, mais il ne m’intéresse pas. Il est maigre, je n’aime pas ses yeux. Et puis, il me raconte trop de choses. Des trucs idiots qu’il fait avec ses amis en pensant aux filles qui les font bander. Sarah surt out. La plus belle fille de la classe. Parfois, je m’ima- gine à sa place. Les gars se retournent sur mon passage, ils sont tous plus ou moins amoureux de moi.

Un moment, j’ai espéré que Carl ne m’ait pas entendue. Mais il s’est penché pour glisser à mon oreille :

— Toi, Pascale ?

Il semblait trouver ma question amusante. Moi, je ne voulais plus connaître la réponse. Heureusement, la cloche a sonné et je me suis dépêchée d’aller ranger ma clarinette. Carl m’a rattrapée et, sous mon chandail, il a pincé ma taille.

— Tu as encore ta graisse de bébé.

Je suis restée pétrifiée. Je l’entendais rire, là- bas, avec ses copains. Lorsque j’ai fini par bouger, le local était presque vide.

Ce matin, je descends l’escalier sur la pointe des pieds. Quelques marches craquent. Je m’arrête. Je sursaute lorsque le moteur du réfrigérateur démarre brusquement. Tends l’oreille. Le silence revient. Mes parents dorment encore. Au sous-sol, je m’empare du galon de couture dans la machine à coudre, puis je remonte dans ma chambre. Referme doucement la porte.

Je sors du tiroir de ma table un petit calepin noir, avec une couverture rigide, gagné à l’école primaire lors de la remise des prix de fin d’année. Sur la première page, j’inscris la date. Ensuite, je pose mes deux mains à plat de chaque côté, et je prends une grande respiration.

Je retire mon pyjama, le plie soigneuse- ment et le dépose au pied de mon lit. Avec le galon de couture, j’encercle mes hanches, ma taille, ma poitrine. Le ruban ceinture ma chair sans la comprimer. Pas question de tricher. Je note chaque mesure, puis je vérifie une seconde fois. Je poursuis en faisant le tour de mes bras et de mes cuisses. Voilà. Je referme mon calepin. Il me reste une dernière chose à accomplir.

Sans bruit, je traverse dans la salle de bain et verrouille la porte. Je sors la balance rangée sous le lavabo. Le revêtement antidérapant porte l’empreinte brunâtre des pieds de ma mère. Je grimace. J’attends que l’aiguille cesse de bouger à l’intérieur du cadran vitré. Puis, j’expire l’air de mes poumons et je monte en regardant droit devant, raide comme un soldat. Dans ma tête, je formule un nombre. Je m’incline doucement pour comparer.

Cent dix-huit livres. Pire que ce que j’avais imaginé.

En me redressant, je croise mon reflet dans le miroir. C’est à ce moment précis que je prends ma décision. Les mâchoires serrées, les yeux dans les yeux, je me déclare la guerre.

La seule personne à qui j’en parle, c’est Myriam. Peut-être parce qu’entre nous, il n’y a aucune compétition possible. Dans l’autobus, ses cuisses prennent plus de la moitié du banc. Matin et soir, on se retrouve sur la même banquette pour faire ensemble le trajet entre notre quartier et le collège. C’est probablement la personne qui me connaît le mieux. Pourtant, à l’école, c’est à peine si on se salue dans les corridors lorsqu’on se croise. Elle a ses amies, j’ai les miennes. Deux mondes.

— T’es ben correcte de même.

Elle appuie sa tête contre la vitre, lèvres serrées. Je file cheap.

— Ma mère aimerait tellement ça que je maigrisse...

— Mais oui ! On pourrait suivre la diète ensemble !

Je lui prends la main. Elle se tourne brusque- ment vers moi, regard dur.

— Tu penses que j’ai jamais essayé ? Je retire lentement mes doigts.
— Ça fait cent fois que je me mets au régime ! Dès que j’arrête, j’engraisse ! Le pire, c’est que je finis par peser toujours plus qu’avant.

Après être montée dans les aigus, sa voix redescend.

— Je ne suis pas comme toi, Pascale... Un silence.
— Au fond, j’aime trop ça, manger...
Je ne dis rien. Ensemble, on regarde la silhouette imposante du collège grossir à travers la vitre.

Les jeunes de l’école publique disent que nous sommes une gang de snobs, ici. Mais entre les murs du collège, il y a des nuances énormes. À commencer par ceux qui gravitent autour de Marie-Julie, la fille la plus populaire de deuxième secondaire. Je les observe souvent, à la dérobée, au salon étudiant. Personne n’oserait s’asseoir sur les fauteuils qu’ils ont l’habitude d’occuper. Qu’est-ce qu’ils ont de plus que les autres ? Des marques de vêtements hors de prix ? Des maisons au bord du fleuve ? Des parents qui leur ont fait croire qu’ils étaient plus beaux, plus fins, plus intéressants ?

Est-ce que ça leur donne le droit de ne pas voir qu’on existe, nous aussi ?

Ce midi, j’ai suivi mes amies au parc. Il faisait chaud, alors on a enlevé nos vestes et on les a attachées à notre taille avant de s’entasser les quatre sur un banc : Chloé, Maude, Catherine et moi. Souvent, de nouvelles têtes se joignent à nous, elles vont et viennent, notre gang n’est pas hermétique, surtout grâce à Chloé qui parle à tout le monde et ne se soucie pas des fron- tières des castes. Cependant, je préfère quand on est juste entre nous.

Maude a fait passer un sac de petites fram- boises rouges en jujube. Je n’ai pas hésité une seconde. Je l’ai remis à Catherine sans piger à l’intérieur. Le sac a effectué plusieurs allers-retours sans que je cède ni qu’on me pose de questions. Je n’aurais pas aimé avoir à répondre. J’étais soulagée quand Maude a soufflé à l’intérieur et l’a fait éclater entre ses mains.

Peu après, on a vu David et Sarah arriver en se tenant par la main. C’était la première fois qu’ils s’affichaient en couple. Je les ai trouvés beaux.

— Je peux pas croire qu’ils sortent ensemble. C’est clair qu’il veut juste coucher avec elle.