Un jour je te dirai tout

Quand je ferme les yeux, une photographie apparaît, embusquée derrière mes paupières. Je la chasse. L’image resurgit, tremble puis s’anime, se resserre progressivement, permettant à présent de distinguer le moindre détail.

L’air sec et frais découpe le paysage. Les contours sont nets, l’architecture précise, en plans successifs, les teintes franches, presque irréelles, comme une peinture scénique.

La nuit est blanche. Une tonalité orangée dans la profondeur du ciel et la qualité de la lumière, givrée, cristalline, laissent deviner qu’il est minuit passé.

Devant: le petit port de pêche à l’eau noire, impassible. Les barques scrupuleusement alignées par ordre de grandeur. Le traversier à quai.

Derrière: une barrière haute et déchiquetée, fermant totalement l’horizon de ses pics enneigés.

Entre les docks et l’arrière-plan escarpé, les maisons de bois et de tôle aux couleurs vives, dispersées sur la colline, le long de la route qui serpente placidement vers le port.

Les quais maintenant déserts après l’agitation soudaine à l’arrivée des traversiers, le bruit des moteurs, les clameurs. Le silence qui suit le départ du dernier bateau reflue dans la nuit sans crépuscule.

L’unique café du port ferme bientôt son rideau de métal.

— Tu veux boire quelque chose?

Cette jeune fille sombre, mince comme un fil, c’est moi. J’ai vingt ans.

Sous l’anorak noir, on devine à peine ses formes. Elle porte des chaussures de marche, un jean étroit et un petit sac à dos. Tête dissimulée sous un bonnet de matelot piqué d’une toute petite fleur bleu pervenche, mains invisibles enfouies dans les poches de la veste. Entre les dents une gitane, fumée sans la toucher, à la manière des marins. Les volutes pointent vers le ciel.

J’ai constamment en tête une autre image, celle de Virginia Woolf pénétrant dans la rivière, avec ses poches pleines de cailloux.

Le promontoire abrupt, qui scinde la baie en deux et enclave en partie le port, offre aux piétons assez courageux pour gravir l’escalier de pierres surplombant le vide, un panorama fastueux.

L’herbe est glacée sous les pieds, et la roche, glissante.

Des nuées de fous de Bassan et de sternes, en suspension dans l’air, craillent sans interruption.

— Élisa, tu veux boire quelque chose?

Il se tient à une distance respectueuse, comme s’il avait peur qu’elle explose, et l’observe d’un regard fébrile, scintillant. Il paraît plus vieux qu’elle, de dix ans son aîné, peut- être davantage.

Son maintien, l’élégance discrète de ses vêtements tranchent dans la foule de randon- neurs en tenue sportive qui peuplent le pays dès le printemps.

Ils s’étaient croisés la veille, tard dans la soirée, dans l’une des rues de la capitale envahie de touristes européens, d’étudiants en vacances et de la population locale, désireuse de profiter de l’été pour briser l’isolement.

Les agapes de la Saint-Jean avaient commencé tôt. Dès seize heures, des hordes de fêtards avaient pris d’assaut les nombreux bars de l’artère principale, débordaient sur les trottoirs jusque dans la rue où aucun véhicule ne se risquait plus.

La foule joyeuse, colorée, ivre et compacte tanguait d’un bar à l’autre en lents mouvements de flux et de reflux.

Les hanches, les fesses et les mains libres scandaient le rythme, en écho au martèlement lancinant des basses dans les haut-parleurs.

La musique, ou plutôt les musiques, se chevauchant dans une coexistence brutale et métallique, pilonnaient les oreilles.

Des bouteilles, des verres, des canettes ou des doigts tendus brandillaient par-dessus les têtes.

Plus tard, quand l’alcool prendrait feu, tout deviendrait plus capiteux, plus dangereux.

À minuit, au cœur du périmètre de l’action, il était devenu impossible de bouger. Il fallait attendre qu’un trou d’air se forme, un vide soudain dans le mur des corps serrés.

L’odeur de vodka, de tabac, d’urine et de parfums féminins mélangés à la vanille et à la sueur vacillait dans l’air froid comme une brume légère et ambrée.

La vague indolente et longue, émanant de l’estrade où un orchestre tentait de s’installer, les avait projetés l’un contre l’autre. Le liquide avait giclé de leurs verres tandis que leurs deux bassins se heurtaient. Un court-circuit glacial et sec.

Sous le choc, le dos cambré d’Élisa avait involontairement maintenu le bas de son corps contre celui de l’homme. Lui n’avait rien trouvé de mieux à faire que de détourner la tête, par réflexe, tandis que son bassin demeurait soudé à celui de la jeune femme. Leurs deux mains libres chassaient la liqueur de leurs vêtements.

Leurs regards s’étaient accrochés inopinément et s’étaient attardés là, souqués l’un à l’autre durant de longues secondes, alors que leurs visages rosissaient, aimantés et stupéfaits.

L’embarras, l’incongruité de leurs positions les avaient fait rire. À peine décontenancés de s’exprimer dans la même langue, ils s’excusaient maintenant, se présentaient mala- droitement, Olav, Élisa, avant qu’une nouvelle bousculade ne les éloigne à nouveau, engloutis par la foule.

Elle avait eu le temps de relever la musique de ses mots, un accent qu’elle ne parvenait pas à identifier.

Cette chanson d’Édith Piaf, dont ma mère raffolait et qu’elle faisait jouer sur le vieux tourne-disque familial les jours de trop grand vent.

Élisa fait signe que oui, elle prendrait volontiers un verre.

D’un geste de la main, Olav indique l’hôtel qui borde la rue en contrebas. Ils dégringolent l’abrupt escalier de pierres. Les pieds d’Élisa se traînent un peu. Ils écrasent leurs cigarettes sur l’asphalte luisant et poussent la lourde porte en bois.

Un salon vaste dont les fenêtres ouvrent sur le port, un long comptoir, des bouteilles d’alcool de luxe, du feu dans la cheminée.

Derrière le mur du bar, un corridor mène aux chambres par un escalier de bois avec une rampe en fer ouvragé.

Disséminés dans la grande pièce, des objets vieillis à l’allure de souvenirs familiaux, des cartes géographiques, des lampes modernes – abat-jour crème articulés sur des bras métalliques – et des tableaux gris et bleu pastel sur les murs clairs composent le décor rituel des hôtels-boutiques, restituant un chez-soi d’une élégance convenue pour des clients fortunés.

Le personnel est vêtu comme à la maison, en tenue décontractée, pantalons de toile beige et chemises de propriétaire terrien à petits carreaux vert forêt et bleu marine.

Quelques clients, affalés dans des fauteuils en cuir tête de nègre aux lignes épurées lisent le journal, consultent des cartes routières ou des écrans d’ordinateur.

Debout, face au bar, ils demeurent immobiles et silencieux. Crispés. De loin, on pourrait penser qu’ils sont hostiles l’un à l’autre. Si on se rapproche, l’électricité entre leurs corps devient tangible.